Kurwenal ou la part des êtres, Yves Navarre
Histoire d'un ménage à trois, deux hommes, une femme, dans laquelle Yves Navarre y dépose un goût cendreux.
Pierre Kurwenal est reporter-photographe. Voir et faire voir, voilà son métier. Quelqu'un a dit que sa spécialité était l'image cruelle. Une façon comme une autre d'expliquer qu'il saisit le côté poignant de ce qui se passe sous ses yeux. Pas le joli, le flatteur, l'apaisant mais le vrai. Comme ces photos du mont Kastah, celles de son reportage au Moyen-Orient en feu d'où il revient.
Il retrouve déserté, son appartement parisien. Seul le chat Tristan est encore là. David Calavaggio avec qui il vivait depuis vingt ans est parti sans laisser ni adresse ni affaires personnelles. Sarah Cardini aussi est introuvable. Leur trio uni dans une complicité entière depuis tant d'années n'existe plus.
Les êtres s'évadent, se déforment par nuances, on ne sait trop pourquoi. On se cherche à vingt ans, on se trouve à trente, on s'envole, on chute à quarante. Plus de vent. La dérive.
Alors Pierre Kurwenal entreprend son dernier reportage. Celui de la vraie cruauté. Plus de sang, ou si peu : sa mère un soir de Noël, dérisoire jeune mariée sous une coiffe de fleurs d'oranger ; David et Sarah qu'il n'avait jamais pris en photo et dont il impressionne l'image dérobée, inlassable, sur du papier glacé. Et lui finalement, son portrait dans les appareils qui fournissent les clichés d'identité. Sa vie : un reportage. Le dernier. Puis il part seul, là où personne n'a pu ou voulu le suivre. Sarah va avoir un enfant. David va avoir Sarah. Pierre Kurwenal se contentera d'être. Qui sait ?
Dès lors, Kurwenal a le goût d'en finir avec tout le monde, de s'effacer, de disparaître. Il n'entend que les murs d'un asile, d'un oubli qui se referment sur lui.
Désabusé, sur le qui-vive, Pierre Kurwenal se bat avec les mots dans l'attente d'une révélation. Il a subi l'usure du temps, du métier, de la nostalgie qui n'est peut-être plus ce qu'elle était.
Par moments, le voici halluciné devant le vide auquel il court. Il y a, pour tout homme conscient et honnête, ce qui s'accepte et ce qui se refuse en ce monde. On découvre peu à peu les données du destin du héros, dont il est dit : « Il se savait exemplaire, donc condamné. »
En développant les photos de Kastah, image d'une tragédie qu'il a involontairement déclenchée, Pierre médite. Tour à tour, les trois personnages parlent et apportent des précisions sur eux-mêmes, sur Pierre, sur leur vie commune. Ont-ils été un trio ou trois solitudes réunies ?
C'est la question qui est au centre de Kurwenal, roman-miroir sur le bonheur d'être et de vivre ce que l'on est. Comment faire la part des êtres dans un monde qui ne fait que la part des choses ?
Avec ce roman de la désespérance, Yves Navarre confirme un talent d'écrivain de tout premier plan. Sensuel au sens propre du terme, accordant aux gestes simples, aux choses quotidiennes leur lourdeur étonnante, il rend immédiatement perceptibles les failles, les cassures, la béance enfin qui se creuse entre Pierre, David et Sarah. Trois amoureux pour un amour difficile.
Et quelle faille a commencé d'évider cet amour ? Un geste maladroit de Pierre déclenchant un massacre de femmes et d'enfants ? Rien n'est moins sûr. Pierre Kurwenal voulait être dans un monde qui ne rêve plus d'avoir... Passionnant de bout en bout.
■ Kurwenal ou la part des êtres, Yves Navarre, Éditions Robert Laffont, 1977, ISBN : 2221033051 ou Éditions H&O, avril 2009, ISBN : 978-2845471719
Quelques ouvrages d'Yves Navarre : Biographie - Ce sont amis que vent emporte - Fête des mères - Hôtel Styx - Le jardin d'acclimatation - Kurwenal ou la part des êtres - L'espérance de beaux voyages - Louise - Le petit galopin de nos corps - Premières pages - Une vie de chat - Romances sans paroles - Les dernières clientes [Théâtre] - Portrait de Julien devant la fenêtre - Le temps voulu - Killer - Niagarak - Pour dans peu