L'érotisme dans Moby-Dick, Herman Melville
Moby-Dick (1) n'est pas une banale chasse à la baleine, mais une formidable construction qui bascule dans l'imaginaire, transforme la baleine en totem phallique et les hommes partis à sa recherche en fabuleux marins unis entre eux par ce mythe de la camaraderie.
Ainsi Herman Melville décrit les relations entre les chefs de baleinière et les harponneurs comme des relations de chevalier à écuyer. Décrivant l'opération qui consiste à pétrir le spermaceti, Ismaël – le héros de l'épopée – fait l'éloge de cette fraternité en des termes pour le moins érotiques :
« Serrer, presser, la matinée durant ! J’étreignais ce spermaceti jusqu’à m’y fondre, jusqu’à ce qu’enfin une étrange folie m’envahit et je me surpris à serrer involontairement les mains de mes camarades, les prenant pour des mottes douces. Ce travail faisait naître un tel débordement d’affection, de fraternité, d’amour que pour finir je continuai à étreindre leurs mains, les regardant tendrement dans les yeux » (chapitre XCIV)
De même dans ces passages où Ishmael clame sa passion, pour le cannibale Queequeg ? :
« Sauvage il était. [...] Pourtant je commençai à me sentir mystérieusement attiré vers lui, aimanté par ces mêmes choses qui eussent rebuté la plupart. » (chapitre X)
Illustration de Rockwell Kent (1930)
Après avoir décidé de partager le même lit, Ishmael déclare :
« Lorsque nous eûmes fini de fumer, il appuya son front contre le mien, m’enserra la taille et me dit que dès lors nous étions mariés, ce qui signifiait, dans le langage de son pays, que nous étions des amis de cœur et que, si besoin en était, il donnerait joyeusement sa vie pour moi. Chez un compatriote, cette flamme soudaine d’affection aurait paru par trop prématurée et tout à fait suspecte mais ces règles générales ne pouvaient en aucun cas s’appliquer à ce sauvage simple. [...] Ces rites terminés, nous nous déshabillâmes et nous nous couchâmes, en paix avec notre conscience et avec le monde entier. Mais nous ne nous endormîmes pas sans avoir bavardé un moment. [...] Ainsi dans la lune de miel de nos cœurs, étais-je allongé auprès de Queequeg. Couple envahi de bien-être et de tendresse. » (chapitre X)
« Nous étions ainsi restés étendus, tantôt bavardant, tantôt nous endormant brièvement ; de temps à autre Queequeg jetait affectueusement ses brunes jambes tatouées par-dessus les miennes puis les retirait, tant nous nous sentions libres, fraternels et sans contrainte [...] » (chapitre XI)
(1) dick = bite en argot américain
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C'est à Pittsfield que Melville commença l'œuvre que nous admirons le plus entre tous ses écrits, celle qui, n'eût-il rien laissé d'autre, suffirait à lui assurer l'immortalité : Moby-Dick ou La Baleine blanche.
Moby-Dick était d'abord un roman américain du XIXe siècle, le roman des chasses à la baleine, avec tout leur rituel, depuis l'armement du navire jusqu'à la poursuite du cachalot aperçu à la surface de l'océan et à la plongée dans les barils du bord de la précieuse huile.
Cependant Moby-Dick contenait beaucoup plus qu'un magnifique passionnant roman d'aventures. C'était aussi et surtout une admirable épopée mystique, une allégorie religieuse, comparable au Pilgrim's Progress de John Bunyan, un roman métaphysique, - le plus réussi peut-être de tous les romans métaphysiques, - dominé par les grands problèmes de la destinée humaine, du Bien et du Mal.
Les deux personnages principaux, le sublime, satanique shakespearien et dantesque capitaine Achab (de Nantucket) et la baleine blanche Moby-Dick, sont des héros épiques. Achab a perdu une jambe, arrachée par Moby-Dick. Il s'est juré d'attraper et de punir ce démon. La poursuite de la baleine blanche est aussi puissamment évoquée, aussi passionnante que celle du Graal ou que le retour d'Ulysse. Le roman finit par la destruction du navire, alors que la baleine, Moby-Dick, reçoit la lance d'Achab.
Moby-Dick est chargé de symboles. Il ne serait pas absurde de voir, par exemple, dans la chasse à la baleine une représentation de la marche audacieuse de la jeune et indépendante Amérique. Mais le symbole capital est évidemment d'un autre ordre : Moby-Dick incarne en quelque sorte tous les maux inexpliqués de l'univers. Achab, qui n'est pas un saint, refuse d'accepter le Mal. La grâce divine se présente à lui, à plusieurs reprises : il ne sait pas, ne veut pas l'accepter. Sa damnation est inéluctable. Il entraîne avec lui tous ses compagnons, tous les acteurs du drame sauf un : en fait, celui qui restera pour raconter l'histoire, Ishmael, n'était pas un acteur, mais plutôt un simple spectateur.
Moby-Dick, ce chef-d'œuvre, ne venait pas à son heure : l'Amérique expansionniste, sûre d'elle-même, confiante dans son destin, ne pouvait apprécier la révolte d'Achab et les doutes métaphysiques de son créateur. Moby-Dick ne rapporta presque rien à Melville. Les livres de celui-ci, d'ailleurs, ne se vendaient plus. Autant renoncer à écrire. Profondément découragé, l'écrivain se résolut à un geste de désespéré : il jeta à la tête de son public un roman de révolté, déplaisant au possible mais brillant, ça et là, de lueurs de génie, un livre riche en pages d'un lyrisme brumeux, mais touchant et grave.
Pierre Brodin
in « Les maîtres de la littérature américaine », Editions Horizon de France, Paris, 1948, pages 139/140
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