Chaque fête du sang, Jean-Louis Bastian
On chercherait en vain, dans ce roman, la trace d'une intrigue, la moindre concession au roman traditionnel. Ce livre tient d'ailleurs davantage du poème en prose que du roman proprement dit :
célébration de l'amour placé sous le signe d'Arthur Rimbaud dont l'auteur a choisi de partager la quête, entreprenant à son tour « ce long et raisonné dérèglement de tous les sens » qui donne accès à une autre dimension de la réalité.
Tout commence avec la découverte du Maroc. En voyage avec sa femme, « une amie érotique » rompue à toutes les fantaisies sexuelles, le narrateur découvre une terre de liberté éblouie de soleil, avec ses odeurs sensuelles, ses coloris perçants, enfin ses garçons délurés à qui toute occasion de jouir est bonne, tirant du clavier de leurs corps les harmonies les plus inouïes, les plus insolites qui se puissent imaginer. Sa femme ne le suivra pas longtemps dans cette vie de débauches ininterrompues. Très vite, elle se lasse et ne rêve que de retrouver l' « Europe aux anciens parapets ».
Entre-temps, le narrateur traverse une expérience décisive au terme de laquelle sa façon d'envisager la vie sera complètement bouleversée. Voulant sauver de la noyade un jeune garçon, il frôle lui-même la mort, repêché in extremis par des Arabes.
« Là où est le danger, là est aussi le salut » écrit Hölderlin. De fait, ce choc va jouer le rôle d'un révélateur et lui faire mesurer l'étendue de l'insignifiance de l'existence qu'il avait menée jusqu'alors :
« Et ce remords, cet unique remords : avoir courbé ma vie à l'aune des autres, avoir tenté de faire miennes leurs règles mutilantes, avoir tyrannisé ce corps dispensateur de joie, l'avoir conduit à cette agonie atroce, à ce fait divers cinglant dont je portais la vomissure. »
On songe bien évidemment au personnage de Michel, dans "L'immoraliste" de Gide, qui réchappe lui-aussi de justesse à la mort, et voit s'opérer en lui une métamorphose radicale, une transmutation des valeurs qui fait de lui un être rénové, intégralement vivant. Mais s'ajoute à ce roman, une dimension originale : l'amour fou.
Cette passion flamboyante, elle a pour objet un jeune berbère de dix-sept ans, Djami, homonyme du dernier serviteur qu'eut Rimbaud au Harar. D'une beauté stupéfiante, Djami entraînera le narrateur dans une ronde incessante de voluptés vécues dans une absence totale de retenue, avec cette confiance et cette générosité que seule confère l'innocence enfantine.
Cette passion a pour toile de fond les sables brûlants du désert, ou bien encore les abattoirs dans lesquels se célèbrent les sacrifices, les cultes sanglants des traditions dionysiaques.
Chaque fête du sang est un roman érotique - genre on ne peut plus difficile -, d'une très belle écriture, dans lequel Jean-Louis Bastian parvient magnifiquement à concilier une extrême audace avec une très grande pudeur.
■ Chaque fête du sang, Jean-Louis Bastian, Editions Denoël, 1986, ISBN : 2207232743