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Le Roi des Aulnes, Michel Tournier

Publié le par Jean-Yves Alt

« Le problème fondamental, écrit Dominique Fernandez, pour un auteur juif, ou dissident, ou homosexuel, c'est de parvenir à l'universalité, de toucher un public qui n'ait pas de raisons personnelles de s'intéresser aux problèmes des Juifs, des dissidents ou des homosexuels. Proust disait que le comble du bonheur, pour un habitant de Sodome, consiste dans la séduction d'un hétérosexuel. Quel plaisir y a-t-il à conquérir quelqu'un qui est du même bord que vous ? Ainsi l'écrivain homosexuel n'est heureux (ne devrait être heureux) que lorsque ses livres charment ou émeuvent les lecteurs de l'autre famille, au lieu de circuler exclusivement à l'intérieur du ghetto. » (1)

Il faut ajouter à cette quête de l'universalité, celle, à travers une œuvre écrite, de la pédérastie. Quelques livres ont franchi ce cap, en recourant à tout un ensemble d'histoires anciennes et de mythes subtilement transformés à cet effet.

C'est le cas du Roi des Aulnes, de Michel Tournier, inspiré de la ballade de Goethe, réactivant le mythe de l'ogre qui emporte son enfant mort dans une chevauchée maléfique.

Dans ce roman, une enfance frustrée de tendresse a fait d'Abel Tiffauges l'ennemi de la société. Jeté dans la guerre et dans les horreurs de l'hitlérisme, il y trouve une étrange libération à ses instincts de vengeance. Mais la rencontre d'un enfant juif lui révèle l'amour, un amour au terme duquel il choisit de périr, emportant dans la mort l'objet de sa tendresse retrouvée.

Aucune société ne s'est réellement préoccupée d'analyser et d'établir la nature profonde de la pédérastie. Des partis pris, des préjugés, l'influence morbide de faits sociaux isolés (viols, meurtres de mineurs) ont empêchés des études objectives. Comme il est difficile de taire – même pour un scientifique – sa passion, son éducation, sa sensibilité parentale lorsqu'on est confronté aux problèmes de la sexualité enfant-adulte.

Michel Tournier a pris la place de l'analyste démissionnaire. Il a communiqué et transformé en une superbe alchimie, avec sa sensibilité propre, cette nature. Il lui a donné même une vocation, un sens, un rôle : la phorie.

Qu'est-ce que la phorie ? Le « petit mariage entre un enfant et un adulte », note Philippe de Monès (2). Ici le couple enfant-homme gagne une légitimité scandaleuse. Il est uni par un seul geste – et pas n'importe lequel – celui de soulever un enfant et le porter dans ses bras.

Sans que Michel Tournier le précise, l'enfant serait porteur de cette sexualité non génitale dont Tiffauges hérite à travers la phorie et devient l'apprenti inspiré.

La sexualité non génitale, ou sexualité du tout, est bien une redécouverte, par laquelle Tiffauges accède à l'extase. Il est l'initié. Le maître de cet enseignement est l'enfant. La sexualité de l'enfant, en effet, n'est jamais localisée. Le pénis et toute autre zone érogène ne sont pas des lieux privilégiés, au détriment d'autres. L'enfant donne et reçoit avec tout son corps. C'est l'imagination qui le gouverne, lui fait élire la totalité de la chair plutôt que le fragmentaire.

Cette sexualité non génitale est révélée à l'ogre Tiffauges lorsqu'il s'adonne à la phorie, « harnaché par le corps d'un enfant, sanglé par ses jambes, sellé par son torse, colleté par ses bras, couronné par son rire ». (3)

« Sexualité non génitale, ajoute de Monès, désencombrée de l'émotion exclusive du pénis, qui laisse à toutes les autres parties du corps une extraordinaire acuité cénesthésique et kinesthésique ; tendresse des lèvres, des mains, des épaules, de la croupe : c'est l'euphorie. » (2)

C'est finalement une consubstantialité corps de l'enfant, corps de l'ogre et écriture. Une tierce présence s'est glissée entre le géant et l'enfant. Elle les unit de mille liens, les moule des pieds à la tête comme une seule statue charnelle : l'écriture.

■ Le Roi des Aulnes, Michel Tournier, Éditions Gallimard, 1970 ou Éditions Gallimard/Folio, 1975, ISBN : 2070366561


(1) Préface de Dominique Fernandez à l'Anthologie des amours masculines de Michel Larivière, Éditions Lieu Commun, 1984

(2) Abel Tiffauges et la vocation matérielle de l'homme, postface au Roi des Aulnes de Michel Tournier dans l'édition Gallimard/Folio, 1975

(3) Le roi des Aulnes, Michel Tournier


De Michel Tournier : Gilles et Jeanne - Le médianoche amoureux - Angus - La goutte d'or


Lire aussi : Hommage à Michel Tournier

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B
Toujours passionnant de découvrir les sens étymologiques des mots, ce livre m'a à la fois dérangé et troublé. C'est donc un bon ouvrage de littérature.
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