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La colère de l'Agneau, Guy Hocquenghem

Publié le par Jean-Yves Alt

« J'avais à peine seize ans. Le sang du Seigneur séchait encore sur le Golgotha...» Prokhore, ultime témoin, écrit la biographie de l'apôtre Jean. Récit épique sur l'agitateur du premier christianisme.

Jésus, Jean, l'autre Jean dit Prokhore : un trio d'amour porte l'histoire fabuleuse du fils de Dieu fait homme, la plus belle légende de tous les temps, l'interrogation suprême.

Guy Hocquenghem a choisi la figure énigmatique et vulnérable de l'archi-apôtre Jean, le disciple aimé de Jésus, le fils en religion de la Vierge, l'homme qui a partagé l'intimité du Christ jusqu'à la Croix et brûlé sa vie à préserver sa vraie parole.

L'Agneau symbolise à la fois l'Israélite de l'Apocalypse, le sang sacrifié, mais aussi dans sa blancheur immaculée et glorieuse, la victoire toujours à refaire de la vie sur la mort. Celle métaphorique des humains, celle visible des peuples.

Par son titre, le roman de Guy Hocquenghem définit le personnage central du livre et la dimension historique de son étude. Jean, c'est le disciple le plus proche d'Israël, le converti dans la pureté de la fidélité intégrale, c'est l'homme intransigeant qui, jusqu'à la violence, luttera pour que vive la double image charnelle et divine du Christ et s'accomplisse le message le plus révolutionnaire : l'amour de Dieu par l'amour des hommes.

Jean apparaît dans sa réalité vivante mais garde le charisme de l'homme qui a « vu » le Christ, a partagé ses nuits, en a été aimé charnellement. Personnage puissant et tendre qui porte avec humilité l'exceptionnelle force des guetteurs de la lumière, chargés de tirer l'homme vers Dieu.

L'entreprise de l'écrivain était périlleuse : comment s'attaquer à la légende, comment se retrouver dans l'accumulation de documents contradictoires ou altérés par le temps et les magouillages religieux, comment préserver la dimension mythique d'une aventure, tout en l'inscrivant dans l'histoire tumultueuse d'un siècle, comment enfin dévoiler sans parti pris, mais avec la fougue du partisan, les combats âpres et mesquins à l'intérieur même du christianisme, au sein de la communauté juive ?

L'auteur résout ces problèmes, par la rigueur de ses recherches (il s'en explique à la fin du livre) sans déflorer la magnificence romanesque de son texte : scènes colorées, vocabulaire précis, mise en scène somptueuse de la vie romaine ou de la chute de Jérusalem. Les personnages, et Jean le tout premier, loin des stéréotypes, vivent, sans jamais devenir des fantoches racoleurs. Le plus bel exemple en est Le Christ lui-même.

Le narrateur c'est Prokhore, de son nom grec, Yohanan de son nom chrétien, du même nom que l'Aimé lui-même avec qui l'histoire le confondra souvent. Mais c'est Yohanan/Prokhore qui rédige, sous la dictée du maître, et qui adresse le récit de la vie du premier disciple de Jésus au premier chef temporel de l’Église : « Moi, Prokhore, guetteur et veilleur de l'archi-apôtre Jean depuis soixante années, à Clément, chef et père de l'Église universelle. »

Prokhore, c'est le lien qui garde intact la longue vie de Jean, faussement mort lors de son martyre à Rome, relégué dans la légende pour ressurgir en 70 à la destruction de Jérusalem, pour disparaître, comme une lumière s'épuise, en 93. Prokhore, le diacre, est le double indissoluble de Jean, avec, grâce à son éducation grecque, la distance qui crée l'histoire.

La Colère de l'Agneau s'étend de 8 à 96 après Jésus-Christ. Le meilleur témoin ne pouvait être que Prokhore dont la vie se résume à son amour pour Jean : « Aussi pris-je soin de lui, de son ménage, de son corps... à qui d'autre que moi aurait pu échoir ce redoutable testament celui de transmettre à mon tour ce que Jésus lui légua ? »

Trois lectures se dégagent de la personnalité de Jean, elle-même enrichie du « miracle » qui sous-tend sa longue existence : l'amour de l'homme Jésus :

 La première lecture est la révélation de l'amour comme connaissance du Christ. Vie de Jésus mais aussi mystère de Marie, mère à douze ans, jeune fille amoureuse de son fils, gardée et vénérée par Jean jusqu'à sa mort secrète, dans le silence d'une adoration sans failles. Vie de Jésus mais aussi une autre morale. Marie de Magdalena, la pécheresse repentie. Vie et passion du Christ mais aussi Jean l'homme sans femmes, sans foyer (scandale bien plus grave que l'homosexualité ambiante aussi bien en Orient qu'en Occident), Jean et Prokhore le compagnon de toute une vie, Jean et Florin l'adolescent/dernier amour... surtout une nouvelle conception du rapport de l'homme à l'homme, inspirée des Grecs certes, mais imprégnée d'un nouveau sens : le sacrifice du corps, le désir de s'alléger du charnel, la fascination du dénuement, la découverte du martyre comme dimension sublime de l'amour.

 Une deuxième lecture prend naissance sur l'opposition radicale entre les apôtres Jean et Paul, malaise qui conduit à la haine de la part de Jean : Paul, résigné et pratique, tente d'inscrire le christianisme dans le monde décadent (Pierre le suit dans cette volonté). Jean c'est l'homme de la Résurrection, celui qui attend à nouveau Jésus, l'auteur de l'Apocalypse, l'apôtre de l'Orient.

 Une troisième lecture avec cet Orient que Jean garde au cœur : l'origine juive de Jean lui fait imposer (au contraire de Paul) la circoncision à tous les nouveaux chrétiens étrangers à Israël, le ramène toujours de Rome à son pays : « Suprême douleur ! Cette vie juive, il semblait tout exprès la reprendre, comme on retourne à un premier amour, au moment où notre communauté s'en éloignait. »

Jean est l'homme du Christ tendre et violent, celui qui tend l'autre joue mais trouve tous les courages, sans compromissions, pour faire entendre la parole divine. Le roman de Guy Hocquenghem atteint sa profonde signification par ce qu'il désigne implicitement : l'analogie historique. La Rome de Néron rappelle la monstruosité du nazisme. Les dissensions entre juifs et chrétiens (la délation de certains d'entre eux collaborant avec Rome) et l'implacable dogmatisme des deux camps font le jeu de la suprématie de l'Empire comme aujourd'hui les « guerres de religion » alimentent les nouveaux antagonismes.

La Colère de l'Agneau est passionnant parce que ce roman rappelle l'inquiétude d'un siècle, l'anxiété qui nourrit le christianisme, proclame la part mystique de l'homme, dévoile l'insuffisance des valeurs temporelles dans l'accomplissement de l'être humain.

Livre aux résonances essentielles, fresque pittoresque d'une époque avide, superstitieuse, folle de plaisirs toujours inassouvis, cruelle, époque en mal de conquêtes terrestres que vient déchirer l'image fulgurante de l'agneau immolé, le premier dieu fragile et doux, le premier amour qui ne soit pas possession.

■ La colère de l'Agneau, Guy Hocquenghem, Éditions Albin Michel, 1985, ISBN : 2226024581


Du même auteur : L'amour en relief - Les petits garçons - Les voyages et aventures extraordinaires du frère Angelo - L'âme atomique (avec René Schérer) - Comment nous appelez-vous déjà ? (avec Jean-Louis Bory) - Le désir homosexuel - Race d'Ep - La dérive homosexuelle

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