Au-delà du bien et du mal, un film de Liliana Cavani (1977)
Deux hommes et une femme, dans leur tentative de vie commune, défient les tabous de la société allemande du XIXe siècle. Un film baroque, inspiré de l'œuvre du philosophe Nietzsche.
Liliana Cavani se moque des Nietzschéens. Elle ne s'adresse ni à eux, ni à tous ceux qui tiennent pour sacrée la « vérité » de l'histoire, grande ou petite, avec « Au-delà du Bien et du Mal ». L'image qu'elle donne du célèbre philosophe allemand est inattendue. Ce n'est pas du moins celle que se font les étudiants de philosophie.
Ce Nietzsche là (Erland Josephson), celui de Liliana Cavani, ne lit pas, n'écrit pas. Il mange, il boit, se drogue et s'il se retire dans son cabinet, ce n'est pas le cabinet de travail réservé aux nobles esprits, mais dans ce lieu où s'assouvissent les besoins plus prosaïques que provoque l'absorption massive de bière.
« L'âme allemande recèle des galeries et des couloirs, des cavernes, des cachettes, des oubliettes ; son désordre a beaucoup du charme du mystère. Et comme tout être aime son symbole, l'Allemand aime les nuées et tout ce qui est flou, mouvant, crépusculaire, humide et voilé; tout ce qui est incertain, inachevé, fugitif, évanescent ou en devenir lui paraît profond, où qu'il se trouve. »
À sa table de travail, le philosophe foulait aux pieds la vieille morale judéo-chrétienne et bâtissait le Surhomme. Dans le film de Cavani, dans la vie donc, Nietzsche rencontre Lou Andreas-Salomé. Intelligente et sensible, indépendante jusqu'à l'égoïsme, dominatrice, Lou (Dominique Sanda) est la correspondance vivante de ce à quoi il aspire. Elle, à proprement parler, ne lutte pas contre les vieilles valeurs. Elle vit en marge d'elles. Soumission corps et âme à la puissance du mâle, mariage, enfantement, sexualité normalisée ne la concernent pas. Nietzsche, fasciné, s'engage avec elle dans l'éblouissante aventure d'une relation à trois : Paul Ree (Robert Powell) qui partage l'amour passionné de Nietzsche pour cette femme d'exception sera le troisième membre de cette « Trinité ».
Aucune vulgarité en cela. Rien de ce « ménage à trois » avec lequel le théâtre de Boulevard aime faire ricaner les médiocres bien-pensants. Non, rien de cela. Mais une estime et un amour, réciproques, basés sans équivoque sur l'intelligence et le sexe entre Lou et Friedrich, entre Paul et Lou, entre Paul et Friedrich.
Ils s'y perdront. Le film se clôt sur la folie tragique de Nietzche, sur le « suicide » de Paul qui a fini par accepter son homosexualité, sur le mariage de Lou qui, parce qu'il lui était trop difficile d'aller jusqu'au bout d'une marginalité réprouvée, rentre d'une certaine façon dans le rang.
On peut faire reproche à la réalisatrice de se laisser aller à une complaisance pour les images de fellation, de sodomie, de sexualité agressive, images de cuisses ouvertes dans les bordels et de putain officiant sur un quai de gare. On peut être agacé de cette obstination à agiter le flambeau d'une provocation qui peut paraître dérisoire. On peut lui faire grief aussi que Lou ne soit que prétexte à déballer des fantasmes qui ne seraient qu'à elle. On peut trouver cela racoleur. Mais au bout du compte, il faut être bien sûr de soi pour rester indifférent aux questions que ce film soulève.