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Les nuits parfumées du petit Paul, Michel Manière

Publié le par Jean-Yves Alt

« Que se passe-t-il entre onze et seize ans ? Quel fatal affrontement cet âge secret dissimule-t-il ? » (p. 85)

David Clerg était un ange ne faisant qu'une auréole avec sa mère et dévoué au Bon Dieu pour lequel il multipliait les prières et les actes de contrition. Pourtant un autre monde existe, de plus en plus visible, subversif, sexué, que David épousa dans un doux masochisme, qui lui apportait le martyre et le plaisir. Ses camarades de classe l'« élisaient » à leur façon : le moquaient, le persécutaient, mais aussi l'initiaient. Le paradis dans l'humiliation. Sans céder un pouce de son orgueil, David se laissait fasciner et brimer par le viril Christian, bagarreur, voleur et blasphémateur, dont les brutales attentions sanctifient délicieusement leur victime. (1)

Thomas Raynaud, quatre ans plus jeune que David, est surveillant d'internat dans les « Nuits parfumées du petit Paul ». Il a vingt ans, une petite amie, Marthe, et toujours cette nostalgie cuisante de son ami disparu, David, qu'il vénéra jusqu'à son suicide à vingt-trois ans en avril 1968 (p. 238).

Car tel fut le destin de l'ange (1), devenu homosexuel puis ayant « renoncé » – sacrifice, expiation – à tout ce qui avait fait sa vie d'enfant et d'adolescent : sa ville natale, la religion, un brillant talent de pianiste.

Thomas déteste la mère de David comme il jalouse la maman du « petit paul », que celui-ci appelle pendant son sommeil, certaines nuits dans le dortoir. Thomas, penché au-dessus de Paul endormi, s'enivre de cette « odeur propre aux enfants que les adolescents ont perdue » (p. 84).

« Depuis plusieurs minutes les lumières sont éteintes. Épuisés par leur cours de gym, les enfants se sont endormis aussitôt. Thomas est sur le point de les imiter […]

Le premier appel est un cri. Ce n'est qu'au second qu'il réalise, ose réaliser. Au troisième seulement, il réagira : — Maman ! Maman ! Aucune ambiguïté.

Il a fallu qu'il parvienne au seuil de l'oubli et du renoncement, qu'il accède, désarmé, les mains nues, au désert de la résignation et de l'humilité, qu'il abdique, au risque du désespoir, toute présomption, toute prétention outrecuidante à nouer avec l'Enfant Élu quelque complicité – vulgaire et forcément dégradante – que ce soit, pour que enfin, lavé des souillures de l'envie et délivré des pièges de la confiance niaise, IL daigne se manifester. » (pp. 38/39)

Mais, en quelques mois, sous les yeux de Thomas atterré, Paul quitte irrésistiblement son enfance, cesse ses appels, oublie son asthme et rentre dans le rang de ses petits camarades. Paul lui échappe, refuse de se laisser « élire » par lui.

De David à Paul s'exacerbe le regret de n'avoir plus douze ans, d'avoir perdu cet état d'innocence fait de foi en Dieu et de « confiance élémentaire » en la mère. Et perdu pour quoi ? Pour connaître les tourments du désir et le plaisir d'expier.

« Thomas ne se rappelait pas quand lui avait été révélée l'homosexualité de David. Cela n'avait sans doute pas été une révélation, mais plutôt quelque chose qui s'était imposé petit à petit – vraisemblablement en même temps que, tardivement, elle s'était imposée à l'intéressé lui-même. Thomas n'eut donc jamais lieu de s'en trouver surpris, ni choqué, ni même troublé, étant lui-même cette époque – bien qu'il ne l'eût encore guère satisfait très assuré de son désir pour le sexe opposé. D'autre part, rien de ce que David lui disait éprouver pour les autres garçons, il en était sûr, n'entrait dans leur attachement réciproque. D'emblée, leur amitié s'était située sur un autre niveau ! N'échappait-elle pas d'ailleurs en tous points à la règle commune ? » (pp. 242/243)

Thomas éprouve deux nostalgies : l'une irrémédiable, celle de la pureté et de l'invulnérable félicité de l'enfance ; l'autre, pas si lointaine, celle de l'adolescence où déjà l'on connaît son corps, où l'on a le regard sombre, le sourire illuminé et la maladresse gracieuse.

Thomas tient à son identité d'être de chair, il ne renoncera qu’à ses ambitions d'adulte – épouser son amie Marthe, écrire – pour retrouver le plaisir solitaire sur les bords de la Loire ou au milieu de quelques objets-fétiches exhumés de son adolescence.

L'appel nostalgique du « petit Paul » réveille en Thomas, l'incestueuse maman qui y sommeillait et qui avait commencé à le détacher de Marthe, l'avait rendu à des pulsions plus primitives – se donner au soleil, se noyer dans le fleuve.

« Les nuits parfumées du petit Paul » décrit la tentative avortée d'être mère, sinon enfant avec une écriture riche, pure, élégante, fouillée : un roman qui mêle – avec une superbe verve psychologique – quelque chose de très invraisemblable et de très authentique.

■ Les nuits parfumées du petit Paul, Michel Manière, Éditions Flammarion, 1977, ISBN : 2080640003


(1) Le sexe d'un ange, Michel Manière, Éditions Flammarion, 1976, ISBN : 2080608592


Du même auteur :

La fatalité célibataire : Trois histoires exemplaires plus une

A ceux qui l'ont aimé

Le droit chemin

Le sexe d'un ange

Du côté du petit frère

Parfois, dans les familles

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