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Le queer, avenir de l'homme ? par Lawrence R. Schehr

Publié le par Jean-Yves Alt

Penser le « queer », ou mieux, le vivre, c'est penser le post-queer, un moment prévisible où l'identité sexuelle ne sera plus une catégorie, ne sera donc plus ce sur quoi une communauté pourrait être construite.

Sébastien Nouchet, attaqué et brûlé le 16 janvier 2004 à Nœux-les-Mines (Pas-de-Calais); Matthew Shepard, attaqué le 6 ou 7 octobre 1998 à Laramie, Wyoming (USA), mort quelques jours plus tard. Scotty Joe Weaver, abattu, poignardé, étranglé et brûlé près de Mobile, Alabama (États-Unis) en juillet 2004. Les crimes de haine contre les homosexuels (et ceux perçus comme tels) sont d'une actualité inquiétante.

« Casser du pédé », (« queer-bashing ») est une réalité toujours trop présente, hélas. Si l'on définit un crime de haine, comme Denis Duclos, c'est-à-dire comme une action contre quelqu'un qui est agressé « en raison même de [son] appartenance, réelle ou supposée, à [une] communauté », il faut nuancer dès maintenant, car la communauté « queer » n'est pas exactement une communauté ethnique ou religieuse. La ou les communautés « queer(s) », formées volontairement, n'existent pas de la même façon que celles qui se fondent sur une origine génétique, biologique ou socialement héritée. L'on ne choisit pas son homosexualité, certes, mais l'on choisit d'appartenir ou non à une communauté, en se définissant selon sa sexualité et en l'assumant. S'il est relativement facile de définir sa race ou sa religion (ou même, son homosexualité), se définir comme queer dans un monde post-moderne devient de plus en plus difficile.

Dans les pays anglo-saxons, aux Pays Bas et en Scandinavie, par exemple, l'on se sert du mot queer, pour dire homosexuel, bisexuel, transsexuel, transgenre, et plus encore, ou bien pour renvoyer à tout ce qui n'est pas hétéronormatif. Ironiquement, si le discours queer semble plus avancé aux États-Unis qu'en France, la réalité états-unienne est bien en retard comparée à celle de l'Europe en ce qui concerne la vie quotidienne urbaine pour ceux qui font partie de cette communauté, ou mieux, ceux qui n'en font pas partie. Car l'idée d'une communauté queer ghettoïsée est typiquement américaine. La politique identitaire et communautaire ainsi que l'idée de liberté personnelle sont radicalement différentes en Europe et aux États-Unis.

Aussi faudrait-il repenser l'idée de crime de haine anti-queer en prenant deux choses en compte.Il faut considérer qu'une telle agression est commise contre un individu et qu'il n'y a aucun besoin d'appartenir à une communauté, qu'elle soit réelle ou imaginaire. Plus important encore, il faut tenir compte du fait que les définitions changent, deviennent plus larges et poreuses, et finissent par rendre tout de guingois.

Penser le queer, ou mieux, le vivre, même si le mot ou le discours n'ont pas pénétré partout, veut dire penser le post-queer, un moment prévisible où l'identité sexuelle, si identité il y a, ne sera plus une catégorie, ne sera donc plus ce sur quoi une communauté pourrait être construite. Ainsi, dans un avenir plus ou moins proche, devra-t-on repenser les rapports de l'individu et cette sorte de crime, ce qui nous permettrait de repenser la question de l'identité queer dans un monde où tout le monde pourrait l'être. Et ceci, en raison du fait que l'hétérosexualité, elle aussi, est en train de changer: si les bébés éprouvette existent depuis 1978 et s'il y a actuellement d'autres techniques comme la fécondation in vitro (MIN), les possibilités de la procréation médicalement assistée ne cessent de croître, du moins pour les gens aisés. Dans un avenir proche, l'accouplement hétérosexuel et la procréation pourraient ne plus être liés. Dans ce cas, l'hétérosexualité ne deviendra-t-elle pas une autre pratique liée davantage au plaisir qu'à son origine ontologico-biologique ? Elle aussi serait queer.

Comme quoi, si tout le monde (à part les luddites intransigeants ?) était queer (ou bien, post-queer), l'on pourrait envisager qu'un crime de haine commis contre un individu que nous aurions naguère appelé « homosexuel » et que nous qualifions de « queer » ne soit plus un crime de haine, mais simplement un « crime » tout court. Vision utopique, mais quand même prometteuse. L'idée de l'identité sexuelle changera tôt ou tard : nos catégories différenciatrices devenues vagues ou absentes à l'avenir, le rapport entre la sexualité et l'identité évoluera, ou mieux, deviendra un rapport accidentel, un rapport de plaisir et de jouissance de l'individu et du collectif.

L'on voit apparaître des signes de cette révolution dans les espaces urbains occidentaux : la métrosexualité, le discours unisexe, la séropositivité comme condition chronique (encore une fois pour les plus aisés). Tous ces phénomènes changent notre vision de ce qu'est ou sera le queer ; ils promettent un avenir où tout sera queerisé. Ou rien. Cette révolution qui s'esquisse changera la perception du crime de haine. Mieux, il n'existera plus quand la sexualité ne sera plus une catégorie épistémologique ou déontologique. Et c'est la seule façon de l'effacer : le rendre caduc dans un monde qui est en train de naître, un monde où ces divisions et ces cloisons n'auront aucun sens.

Lawrence R. Schehr, université de l'Illinois

Article publié dans Les Lettres Françaises, supplément au journal L’Humanité du 31 août 2004


Dossier complet « Queer Théories : genres, classes, sexualités » (format PDF)

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