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Saint-Pierre-des-Corps, Hugo Marsan (Nouvelles)

Publié le par Jean-Yves Alt

Avec ce court recueil de nouvelles – univers tendre et terrible où la jeunesse est reine –, Hugo Marsan exprime, une des grandes cruautés terrestres : la solitude du désir.

Ainsi, ces six nouvelles, aux histoires et aux personnages très différents, racontent-elles la même rencontre, toujours vaine, de celui qui, aux yeux de la société, a déjà vécu, avec celui qui découvre le monde dans la fougue et l'inconscience.

Mais rien ne saurait mourir pour ces hommes qui vivent avec cet indéfectible et terrible compagnon qu'est la mémoire.

Qu'il s'agisse…

▪ de ce voyageur à jamais marqué par l'apparition d'un garçon de quinze ans dans son compartiment (Saint-Pierre-des-Corps)

▪ du garçon installé dans une maison de poupée, trouvant avec un compagnon le prolongement du plaisir solitaire (La maison de poupée)

▪ de l'amour maternel comme d'une référence idéale (Iphigénie)

▪ de ce garçon qui vit depuis toujours avec sa peur et fait tout pour l'exorciser (Cher voleur)

▪ de Frédéric, un gigolo snob, que l'amour pour un adolescent fait déraper et même chuter (L'Éminence rose)

▪ de cet homme blessé dans son amour et qui se souvient d'Émile, de Frédéric, d'Emmanuel, ces trois enfants qui, au-delà des épreuves, ont formé une véritable chaîne de la tendresse (Le chemin latéral)

… la solitude est toujours au rendez-vous de la passion.

Hugo Marsan est un écrivain de la mémoire, un architecte subtil et singulier des images du souvenir, un bâtisseur d'empires imaginaires dans lesquels les mots enfantent des images qui touchent à la fois le cœur et l'esprit.

Toutes ces nouvelles rendent le son d'un romantisme, corrigé par une clairvoyance désespérée. À travers les différents personnages, les chagrins, les désirs, les sacrifices, les renoncements, les rapports femme-homo, mère-fils… ouvrent leurs spirales de cendre où scintillent des diamants.

« Saint-Pierre-des-Corps » propose l'initiation à une solitude, stupéfiante par le luxe d'imaginaire qu'elle propose : peut-on rejoindre l'autre ailleurs que dans son corps ?

■ Saint-Pierre-des-Corps, Hugo Marsan, Éditions Persona, 1984, ISBN : 2903669236

Lire la nouvelle "Le chemin latéral" dans les commentaires


Du même auteur : Monsieur désire - Le balcon d'Angelo - La troisième femme - Le labyrinthe au coucher du soleil - Véréna et les hommes - Saint-Pierre-des-Corps - La femme sandwich - Les absents

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J
LE CHEMIN LATÉRAL<br /> une nouvelle d'Hugo Marsan<br /> (extraite du recueil Saint-Pierre-des-Corps, Éditions Persona, 1985, ISBN : 2903669236)<br /> Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que nous aimons encore.<br /> <br /> Marcel Proust<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Nous vivions ensemble, maman et moi. Maman n'avait pas de mari et je n'avais pas de père. Je ne le savais pas encore exactement. Je lui demandais : — « Où as-tu la photo de ton mariage ? » Je voulais la voir en robe blanche et, sous le voile blanc, retrouver son triste et doux regard. Elle me disait qu'elle s'était mariée en tenue de ville : une robe toute plissée et un manteau marron. « Et le chapeau ? avait-il une voilette ? » J'aimais tant son beau canotier de paille mauve et la longue voilette cloutée de taches de velours ! Avant de quitter la maison pour notre promenade du dimanche, elle la relevait doucement pour m'embrasser et le parfum de sa poudre imprégnait ma joue.<br /> Nous vivions ensemble, maman et moi. Elle avait loué un petit appartement dans une très petite ville du Sud-ouest de la France. Les propriétaires occupaient le reste de la maison : au-dessous, au-dessus et même à côté. Nous nous abritions l'un contre l'autre dans un minuscule îlot cerné par les propriétaires. Ils étaient trois, nos étranges propriétaires : la mère, veuve et noire ; sa fille, Madeleine, longue et sèche me fascinait car elle me semblait aussi vieille que sa mère mais portait les cheveux coiffés en anglaises comme une petite fille. Le fils, Émile, était jeune et jouait du violon. Sa chambre touchait notre petit salon et je l'entendais. Je l'imaginais, si blond, si clair, dans la pénombre de sa chambre, courbé sur l'instrument blond et clair comme lui.<br /> Notre salon — la tapisserie était vieille, sombre, d'un rouge presque violet — ouvrait sur une terrasse que nous avions le droit d'utiliser. Maman y étendait les grands draps blancs et je me blottissais dans l'odeur de ses bras quand elle fixait les pinces de bois délavé. (J'ai gardé longtemps l'odeur des bras de ma mère. Je conserverai toujours la nostalgie de ses bras fermes et doux).<br /> Au bas de cette terrasse les trains passaient et, de l'autre côté, parallèle à la voie ferrée et surélevé à hauteur de notre terrasse, c'était le chemin latéral. On appelait ainsi cette promenade non goudronnée qui longeait une colline et où ne circulaient pas les voitures. En fin d'après-midi et les soirs d'été, les habitants de la ville s'y promenaient. Souvent ils allaient jusqu'à l'une de ses extrémités. Là se trouvait le cimetière. Trouant le long et haut mur, une petite porte, toujours à moitié ouverte, permettait de pénétrer parmi les tombes sans utiliser l'entrée principale. Quand nous arrivions tout contre ce mur, maman me soulevait dans ses bras, esquissait un pas de valse, m'embrassait et disait « Vite, retournons du côté de la vie ! »<br /> La colline qui surplombait le chemin latéral et où je jouais après l'école s'appelait la colline d'Aspremont (j'aimais son nom mystérieux et tendre). Durant les longs après-midi d'été mes camarades et moi nous inventions des jeux merveilleux et épuisants qui nous amenaient, exténués, au crépuscule qui me surprenait toujours.<br /> Tous les soirs à la même heure Madeleine faisait sa promenade rituelle et sa mère montait sur la terrasse et se figeait, monstre noir dans le soleil rouge. Elle attendait, rigide et, quand sur le chemin Madeleine arrivait à portée de son regard, elle agitait son bras jusqu'à ce que sa fille disparaisse derrière les arbres.<br /> Plus tard, quand la nuit se préparait à engloutir la colline et que la tristesse du soir commençait à m'envelopper, je te savais, toi aussi maman, dressée sur la terrasse dans ta robe blanche et, caché dans l'herbe haute, j'attendais ton appel. Ton cri d'amour détachait les syllabes de mon nom... et je jaillissais sur le chemin à l'exacte place où tu me cherchais. Le train de vingt heures trente surgissait alors et pendant une longue minute nous séparait, et je connaissais cette peur qui ne m'a jamais quitté, l'angoisse d'être séparé de toi.<br /> Il y a maintenant bien longtemps que tu es morte et, si je revois tout ce passé que j'avais enfoui au plus profond de moi c'est qu'il est parti, celui qui m'avait presque fait t'oublier. Il m'a quitté. Toutes les nuits, à la même heure, je me réveille interrompant l'atroce cauchemar où il vient me hanter. Lui aussi il m'a laissé et je reste avec cette faim jamais comblée : le besoin de quelqu'un qui m'aime comme tu m'as aimé toi, ma mère.<br /> Il est parti, après huit années de vie ensemble, de sommeils parallèles et de corps confondus. Ce jeudi, premier jour de la nouvelle année, me déchire encore et la cicatrice sera longue à se fermer. Ce jour-là j'ai su qu'il ne vivait pas seul. Un autre partageait ses nuits et connaissait, comme moi, l'ombre blonde de son corps émergeant dans la pénombre de la chambre.<br /> Il est parti, et toutes les nuits il vient dans mes rêves. Je vois une fenêtre à demi-éclairée, tache orange pâle, dans une rue vide. Je cours et mes jambes sont lourdes, je cours jusqu'à la porte noire d'un immeuble vétuste et je gravis les marches grises d'un escalier triste. Je cogne à sa porte : je sais qu'il est là et il ne vient pas m'ouvrir. Je frappe longtemps, très longtemps, et derrière la porte je l'entends marcher doucement. Je ne suis plus que mes deux poings crispés sur cette porte de fer... et je me réveille. La nuit est froide dans l'appartement que tu n'habites plus, Frédéric. Ce lit trop grand maintenant n'est plus le refuge où nuit après nuit j'apaisais la peur de te perdre.<br /> Trop réveillé maintenant dans cette chambre immense comme ton absence, je lutte contre un vertige définitif et je me raccroche à mon passé. Je revois alors la terrasse où maman étendait le linge, la colline si verte dans le ciel bleu et le chemin latéral. Aujourd'hui je sais que ce chemin reste celui où pour la première fois j'ai lentement marché avec Émile, le soir de la mort de ma mère. Il est devenu le chemin, ô combien latéral, de toute ma vie. D'autres Émile y ont pris ma main et m'ont conduit jusqu'à toi mon Frédéric. Dans cette nuit glacée j'aperçois maman qui agite ses mains fragiles dans la tendre lumière du souvenir et maintenant, privé de ta tendresse Frédéric, je connais l'exacte place de la solitude dans nos vies.<br /> Toi, Frédéric, pourquoi es-tu parti ? Il parait qu'il me ressemble, ton nouvel ami. On me dit qu'il est petit comme moi, que son visage est un peu rond et ses cheveux noirs frisent comme les miens. On me dit aussi qu'il exerce le même métier que moi..., mais je sais aussi qu'il a quinze ans de moins ; j'essaie de comprendre que tu avais besoin de quelqu'un de plus tendre et d'un corps plus neuf près de toi. Nous avions beaucoup de mal à vieillir ensemble et il était ridicule de ma part de te demander tant d'amour après tant d'années.<br /> Tu te souviens, nous étions orphelins de notre mère toi et moi. Toi, tu ne l'avais jamais connue ; elle était morte un an après ta naissance : animal fragile grandi sans tendresse, tu en gardais le besoin d'être toujours un peu repoussé, éloigné. Tu en conservais aussi l'angoisse d'être responsable de quelqu'un. Je savais que dans quelque province lointaine une femme et tes trois enfants t'attendaient mais tu ne voulais jamais en parler. Je savais tout cela mais je voulais l'oublier. Moi, je l'avais eue pour moi tout seul, ma mère, sans que ne plane l'ombre trop grande d'un homme qui aurait été mon père. Je l'avais gardée quinze ans de ma vie cette femme trop aimée et elle est morte avant nos noces dans les premiers jours de l'été.<br /> Frédéric, que le jour est long à venir dans cette chambre où tu rôdes encore ! J'oppose au désespoir l'herbe de la colline où j'avais été heureux mais c'est Émile jouant du violon qui renaît des profondeurs du passé. Je reconnais la triste mélodie que j'écoutais blotti contre la cloison qui me séparait de sa chambre, lorsque sa mère si noire est venue vers moi et m'a demandé d'être courageux. J'ai compris qu'elle était morte. Maman était morte et je n'aurai plus son sourire, ses bras dorés et son corps dressé sur la terrasse dans le soleil du soir. Le train de vingt heures trente ne me la cacherait plus pendant cette longue minute quotidienne, mais toute la vie. Le ciel gris est tombé sur la colline et les rares promeneurs se noyèrent sur le chemin latéral.<br /> Le violon s'est tu et Émile est venu vers moi et, pour la première fois, quelqu'un qui n'était pas ma mère me regardait avec tendresse. Il m'a regardé longuement et il a posé sa main sur ma nuque. Pour la première fois j'ai baissé la tête sous la ferme et tendre pression d'une main d'homme (toi aussi Frédéric tu caressais souvent mon cou de tes doigts). Émile m'a emmené pour une lente et longue promenade sur le chemin latéral pendant qu'on ramenait le beau corps de maman dans le petit appartement. Quand nous sommes arrivés près du mur du cimetière, Émile a pris ma main.<br /> Depuis cette promenade, Émile est devenu la lumière dans la maison grise où erraient sa mère et sa sœur si vieilles. Il me parlait souvent et il savait me préserver par sa présence chaque fois que les yeux tristes de ma mère s'approchaient trop près de moi. Avec lui, j'ai à nouveau regardé l'herbe et les arbres ont pu dresser leur tronc vainqueur. Le soleil ressurgi a éclaté sur la terrasse et la colline et le chemin ont déversé leurs parfums sur ma peau retrouvée.<br /> Toi Frédéric, en quittant notre maison tu as terni les fleurs et déraciné le bonheur des jours. Quand j'ai compris que tu ne reviendrais plus, j'ai essayé de lutter mais le combat était inutile. J'ai voulu te déchirer pour me délivrer de ma trop grande souffrance mais mes coups ne t'atteignaient plus. Tout cela était sans espoir : tu me regardais de trop loin, enfermé dans ta joie toute neuve. Il allait arriver, il venait te retrouver et cela seul t'intéressait. Je te voyais craindre pour un autre comme tu tremblais aux premiers mois de notre rencontre. Il portait une force que je n'avais plus : la possibilité de te faire souffrir. Je n'avais même plus le pouvoir de t'émouvoir. J'allais m'agiter inutilement devant ton regard qui ne me voyait plus. J'ai compris que je t'avais perdu à jamais.<br /> Mais tu n'étais pas mort comme ma mère. Tu existais là à quelques rues de moi, et tu partageais tes jours et surtout tes nuits avec un autre qui prenait ma place. Je vacillais sous l'impatiente indifférence de ton regard. Toi qui m'avais tant donné, tu retirais tout brusquement. Je titubais sur le seuil de la solitude et je regardais s'amonceler les jours noirs et trop lourds de ta définitive absence. Il allait falloir commencer à porter ce fardeau d'être sans exister.<br /> Toutes les nuits je me réveille et le seul éphémère remède à cette angoisse du petit matin, c'est Émile ressurgi du passé. Il m'avait pris la main et après la promenade sur le chemin latéral il m'a ramené chez lui. Je ne suis pas entré dans le petit salon où ma mère gisait morte. Nous sommes descendus dans la grande cuisine triste des propriétaires. Les deux femmes restaient silencieuses et, assis près d'Émile qui mangeait, je me blottissais dans son odeur tout à coup découverte.<br /> Cette odeur qui est la tienne, Frédéric. Ton ami aime-t-il, comme moi, cette odeur que pendant huit années j'ai reconnue dans les draps de nos nuits ? Est-ce qu'il t'aime comme je t'ai aimé ? Tu dois percevoir, déjà, une limite à cet amour ; mais cela t'importe peu car ce que tu préfères, et qu'il t'offre, c'est de te permettre de croire à nouveau à ta séduction. Tu veux le conquérir lui aussi comme tu m'avais conquis (trop vite, trop facilement sans doute...). On me dit que tu fais pour lui beaucoup plus que tu n'as jamais fait pour moi. Mais comment savoir exactement le sens de ta vie maintenant car, même si je t'ai aimé, je ne te connais pas. Je suis resté avec toi parce qu'un jour tu m'as regardé comme m'avait regardé Émile, il y avait si longtemps. Je t'ai aimé parce que ton sourire, le plissement de tes yeux gris quand tu riais et cette manière si particulière de parler ou plutôt de te taire me rappelaient trop fort Émile et la soirée du jour où maman était morte.<br /> Près d'Émile les jours ont passé et de maman il me restait le souvenir d'une jeune femme qui m'avait aimé. Puis Émile et moi avons été séparés. Une famille inconnue s'est souvenue de moi et a envahi le petit appartement le jour de l'enterrement. Pendant les vacances on m'a laissé avec les propriétaires. (De quels arguments t'es-tu servi Émile pour que ta mère et ta sœur, non seulement m'aient gardé près d'elles mais se soient un peu intéressé à moi ?) A la rentrée j'ai dû te quitter. Tu ne m'as pas dit que nous nous reverrions un jour car tu savais qu'il ne faut pas mentir à ceux que l'on aime. J'ai quitté la colline d'Aspremont, j'ai laissé Émile et son violon et j'ai pensé que jamais plus je ne marcherais sur le chemin latéral. Le beau visage de maman se brouillait derrière la voilette du chapeau mauve. Je n'aurais plus l'herbe tendre sous mon ventre et les nuits d'été dans les bras d'Émile.<br /> Un grand tunnel noir m'a conduit jusqu'à toi, Frédéric. J'ai presque oublié ma mère et complètement Émile (je le croyais du moins jusqu'à ces dernières nuits où il revient m'aider dans tout l'éclat de sa jeunesse). Je t'ai tant aimé qu'Émile et toi êtes devenus une seule et même personne. Préservé par cette vie à deux qui m'a toujours paru être la seule façon de vivre sans désespoir, j'ai connu ce que je sais être aujourd'hui le bonheur.<br /> Un an qu'il est parti, déjà !<br /> La mort de ma mère et le départ de Frédéric se sont soudés en une même douleur. La souffrance est descendue au fond de moi et s'est déposée lentement. Ce soir les bruits de la vie me redeviennent à nouveau perceptibles. Je sais que tu vas bientôt venir me retrouver et j'attends ton grattement à la porte. Le temps a fait son lent travail de sédimentation et si parfois une brèche inattendue laisse encore jaillir des brûlures toujours vivantes je vais mieux. Mon histoire devient une banale aventure déjà connue et les dieux qui me regardaient m'agiter savaient qu'à ton tour tu viendrais et qu'à nouveau je connaîtrais les joies de la vie. Je ne pense pas que la déchirure laissée par la fuite de Frédéric disparaisse, mais la cicatrice s'atténue jour après jour.<br /> Emmanuel, tu étais depuis longtemps placé sur ma route et au moment de ma plus grande misère tu m'attendais déjà. Oui, je le sais aujourd'hui, Emmanuel m'attendait, habitait mes jours mais je ne le voyais pas. J'étais tellement rempli de Frédéric que je ne sentais pas ton besoin de moi. Tu me regardais avec tant de tendresse et tu m'attendais avec tant de patience qu'un jour j'ai commencé à comprendre que je ne resterais pas un orphelin affamé et que je deviendrais pour toi un homme enfin ! Ma mère serait vraiment morte et Frédéric vivrait dans une histoire à moi arrivée mais que je lirais comme l'aventure d'un étranger.<br /> Nous nous promenons souvent avec Emmanuel. Je me souviens d'un soir du dernier hiver. Seuls dans Paris poudré de neige, nous marchions le long de la Seine. J'avais froid, je te suivais. Tes dix-sept ans semblaient n'avoir cure de mes quarante ans – quand nous parlions de nos âges tu disais que je serais toujours jeune, qu'il fallait que je t'attende, que bientôt tu aurais dix-huit ans et qu'alors tout serait possible et merveilleux – nous marchions dans un Paris glacé et tu me parlais de la Grèce où nous ferions notre premier voyage. Paris était superbe, ville noire et blanche et la Seine déroulait un long lac d'argent au milieu des pierres teintées d'or par les lumières des réverbères. Soudain tu te penchas sur le parapet du pont, tu me demandas si je te suivrais s'il te prenait l'envie de sauter. Je te serrai contre moi dans Paris désert et je posai ma main sur ta nuque d'enfant. J'étais envahi par ta soudaine détresse. (Et pourquoi revoyais-je alors Frédéric s'endormant devant la télévision, notre ennui et notre commune fatigue !) Puis tout à coup tu t'inquiétais de moi, tu craignais que je n'aie froid et nous nous réfugions dans quelque café anonyme, trop clair, trop ouvert, et tu t'assombrissais soudain. Je croyais t'avoir blessé. C'était, je l'ai appris par la suite, que tu savais que dans peu de temps nous prendrions le taxi qui te ramènerait chez toi.<br /> Nous n'avions que ces rares sorties le soir lorsque j'obtenais l'autorisation de t'emmener au théâtre. Mais nous avions aussi les dimanches après-midi. Nous nous étendions sur le tapis et nous écoutions les disques choisis par toi. Tu prenais ma main que tu serrais très fort. Tu me demandais de ne jamais te quitter (il fallait croire une fois de plus à ces mots, il fallait écouter leur merveilleuse musique, s'y plonger et être heureux contre le temps, contre la mort...). Tu me disais que bientôt nous partirions vivre à la montagne, tous les deux seuls. J'essayais de te parler des réalités ; je t'expliquais que ton père avait mon âge (lui que tu appelais « le vieux » quand tu souffrais de le voir abandonner ta mère plusieurs nuits consécutives et que tu voulais comprendre ; mais à travers ta façon de parler de sa jeune maîtresse je comprenais que déjà tu refusais toutes les femmes). Je te parlais du temps qui passe mais tu ne m'entendais pas. Tu fixais l'avenir en figeant le présent. Tu étais si merveilleusement tendu vers un futur dont tu attendais tout que, peu à peu, je reprenais goût à la vie. Tu me donnais, avec ton espérance, un peu de cette vie dont tu étais intensément rempli. Je prenais conscience que tu ne ressemblais ni à Émile, ni à Frédéric, que ton odeur était bien à toi – quand tu entrais, j'enfouissais mon visage dans tes longs cheveux noirs et je respirais ta chaleur de jeune animal. Je découvrais enfin que je pouvais aimer, que je pouvais t'aimer, que je t'aimais.<br /> Un soir, en revenant d'un concert, nous sommes passés le long du jardin des Tuileries et je l'ai vu, je les ai vus : Frédéric et son ami. Brusquement leur bel amour s'effritait devant mes yeux, leur grand amour arrivé au moment de la grande lassitude. Souffrait-il, l'autre, comme j'avais souffert les mêmes soirs, au même endroit, acceptant contre mon gré ces diversions que je haïssais parce que je savais que notre amour était en train de mourir et que nous ne faisions rien pour le sauver, bien au contraire ? Ou, peut-être, Frédéric vieillissant subissait-il à son tour ces aventures. Je voyais Frédéric un peu plus voûté, ses cheveux étaient gris. J'osais regarder son ami : jeune encore mais le regard fatigué. Ma longue souffrance passée venait s'échouer sur ces tristes réalités. Lequel des deux connaissait l'inquiétude ? Qui portait l'angoisse de ne plus être aimé ?<br /> Je ne t'ai rien dit, Emmanuel. Tu ignorais tout des Tuileries, de la rue Sainte-Anne, des bains de vapeur, toute cette géographie obscure où les homosexuels se déplacent, vidant les jours et les soirs de leur désespérance en répétant inlassablement les simulacres de l'amour. Les connaîtras-tu plus tard tous ces endroits où tu promèneras ta voracité, ces chemins latéraux inscrits dans notre Paris d'aujourd'hui ? Y chercheras-tu quelqu'un qui ressemblera au garçon que j'étais ? Quel âge aurai-je alors ? Est-ce que je t'attendrai, seul à nouveau, dans quelque appartement trop raffiné ?<br /> Ce soir je t'attends déjà mais je sais que tu viendras le plus vite possible : nous fêtons ce soir tes dix-huit ans. Demain nous partirons enfin pour notre premier voyage. Nous n'irons pas en Grèce. Nous partirons revoir la petite ville où ma mère est enterrée. Tu l'as voulu ainsi.<br /> Que de nuits ont passé depuis que Frédéric m'a quitté ! Et combien d'années me séparent de cette première nuit sans maman ! Cette nuit qui jaillit en moi alors que je t'attends. Émile a dit à sa mère que je ne pouvais pas dormir seul. Je suis entré pour la première fois dans la chambre où il jouait du violon. Pour la première fois j'ai connu le sommeil partagé, la nuit à deux. Quand nous nous sommes couchés dans le lit étroit de ses sommeils solitaires, il m'a serré contre lui et j'ai appris que notre corps pouvait nous faire oublier la mort. Il m'a fait découvrir le plaisir à deux, ce moment isolé du temps qui suspend le rapide écoulement des heures. Mais Émile m'avait donné bien davantage que le plaisir, pendant cette longue nuit. J'avais pour toujours découvert le besoin de l'autre, et cette quête ne finirait jamais. Toute ma vie je chercherais ce compagnon amical, tendre et violent qui m'aiderait à traverser la nuit. Émile m'a donné le goût de son épaule, de ses cheveux sur sa nuque vulnérable. Mais c'était si parfait et je me retrouvais si bien, blotti contre lui, que comme un jardin déjà connu, je savais que depuis toujours j'attendais ce corps pareil au mien contre lequel je m'incurvais, cette tendresse si semblable à celle que je savais pouvoir donner. Je ne pense avoir rien découvert ; je me suis seulement reconnu. Émile était l'issue à ma solitude. L'homme pareil à moi devenait le jumeau nécessaire qui m'amènerait au bout de ce long chemin latéral que serait ma vie. J'avais enfin compris mon angoisse du soir quand j'épiais maman, caché dans l'herbe de la colline. Je ne savais pas alors que d'autres bras autour de mon corps pouvaient, après l'épuisement du plaisir, me ramener lentement, dans cette barque où nous dormons ensemble, vers le jour empli d'espoir.<br /> Emmanuel est arrivé et nous avons connu notre première véritable nuit. J'ai enfin rêvé sans me réveiller. Dans mon sommeil le visage de Frédéric, beau, jeune, lumineux, m'a souri tendrement et ses lèvres me disaient : « tu sais bien que je n'ai jamais cessé de t'aimer », niais c'était la voix d'Émile qui me parlait et je connaissais un très grand bonheur. Le visage de Frédéric se rapprochait du mien et une grande douceur m'enveloppait. J'accrochais l'herbe de la colline de mes mains et je retrouvais son odeur bonne et unique ; je touchais l'herbe de tout mon corps et je savais que j'étais heureux. Je criais : « Voilà la véritable joie, cette herbe donnée par la terre ! » Frédéric souriait comme aux premiers jours, la voix d'Émile était tendre, maman levait ses bras dorés là-bas sur la terrasse et le soleil envahissait le ciel, immense, définitif. Je collais mon visage sur l'herbe et elle avait le goût des cheveux d'Emmanuel.<br /> Bien sûr, les gens heureux n'ont pas d'histoire et toi lecteur, mon frère, tu penses que mes souvenirs s'arrêtent là, que maintenant que quelqu'un partage mes nuits, je n'ai plus rien à raconter. Tu as raison. Je te dirai pourtant notre premier jour dans la petite ville où j'avais aimé Émile. Très vite après notre arrivée je suis allé jusqu'au cimetière pendant qu'Emmanuel visitait la ville. Bien sûr je suis revenu par le chemin latéral et je me suis arrêté pour revoir la terrasse de notre maison. Et soudain j'ai cru qu'à travers la transparence du temps mon enfance m'était rendue. Sur la terrasse, une femme encore jeune, dans une robe blanche, se dressait dans le jour finissant. Dans le silence du soir elle a crié mon nom. J'ai entendu par trois fois le chant réconfortant qui me donnait la paix, lorsqu'enfant je revenais de mes longs jeux dans la colline. J'ai failli répondre ; l'enfant enfoui en moi entendait son appel puissant et doux. Et tout à coup j'ai compris qu'il lui avait donné mon nom, Émile avait un fils et cet enfant portait mon nom. Un bruit de branches cassées et il est là, devant moi, son enfant. Un garçon blond aux yeux gris avait jailli des buissons de la colline ; sans me voir il saute sur le chemin latéral. 0 l'immense joie sur le visage de l'enfant ! Ils sont seuls dans le crépuscule, elle sur la terrasse et lui sur le chemin. Elle agite son bras nu et sourit ; il se dresse sur ses jambes égratignées et rit ; ils sont seuls. Le miracle de l'amour explose. Il ne me voit pas, elle ne voit que lui. Le train de vingt heures trente les sépare une longue minute, une ombre passe sur le visage de l'enfant puis ils se retrouvent.<br /> La colline est veloutée et amicale. Le chemin a l'exacte odeur de mon enfance. Au bout du chemin, « du côté de la vie » j'aperçois Emmanuel. Il court vers moi et la tache sombre de ses cheveux grandit.<br /> Je devine ton inquiétude dans la solitude du soir. Je viens Emmanuel, je viens. Je laisse l'enfant à sa mère et je marche vers toi.
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