L'école comme triomphe du “cucul” par Witold Gombrowicz
Jojo est un adulte que l'on reconduit de force à l'école. Un lieu où la force de la quotidienneté agit comme une inertie ; un lieu où on se laisse aller sans en avoir conscience.
Pour Gombrowicz, l'école, qui est régie par la banalité, organiserait la « régression psychologique » : une enfance toute maintenue dans la puérilité… le « cucul puéril ».
« — Allons, Jojo, viens, nous allons à l'école.
— A quelle école ?
— A l'école de M. le Directeur Piorkowski. Un établissement de premier ordre. Il reste des places libres en 6e. Ton éducation a été négligée et il faut avant tout combler tes lacunes.
— Mais à quelle école ?
— A l'école de M. le Directeur Piorkowski. N'aie pas peur, nous les enseignants, nous aimons bien les petits poussins, psst, petit, petit, laissez venir à moi les petits enfants.
— Mais à quelle école ??
— A l'école de M. le Directeur Piorkowski. Il m'a demandé justement de l'aider à remplir toutes les places vacantes. L'école doit marcher. Sans élèves, il n'y aurait pas d'écoles et sans écoles, il n'y aurait pas de professeurs.
A l'école ! A l'école ! C'est là qu'il faut que tu ailles en classe.
— Mais à quelle école ???
— Eh ! Attention, pas de caprices ! A l'école ! A l'école !
Il appela la servante, lui dit de me donner mon paletot, la fille, ne comprenant pas pourquoi un monsieur étranger m'emmenait, entonna des lamentations, mais Pimko la pinça : pincée, elle ne pouvait plus se lamenter, elle montra les dents en éclatant du rire d'une servante qu'on a pincée; à me prit donc par la main et me fit sortir, et dehors il y avait des maisons et des gens comme d'habitude !
Police ! C'était trop bête ! Trop bête pour être vrai ! C'était impossible, parce que trop bête ! Mais trop bête pour que je puisse m'y opposer... Je ne le pouvais pas avec ce pédant ordinaire qui était un pédant banal. Exactement comme lorsque quelqu'un vous parle avec trop de banalité, vous ne pouvez rien faire, Mon cucul puéril et inepte me paralysait, m'enlevant toute possibilité de résistance; je trottinais auprès du géant qui marchait à grands pas, je ne pouvais rien faire. Adieu esprit, adieu œuvre à peine commencée, adieu forme propre et véritable, au revoir, au revoir, forme affreuse, infantile, verte et pas encore muée ! Banalement empédanté, je fais de petits pas aux côtés du grand géant qui se borne à marmonner :
— Hep, hep, petit... Mouche ton nez. Je t'aime bien, hé, hé... Petit garçon, garçonnet, blondinet, hé, hé, hé... psst, psst, psst, mon petit Joseph, mon petit Jojo, Jojinot, petit, petit, petit, houe-la, houe... » (pp. 24/25)
Le triomphe de l'institution « école », c'est qu'elle tue le vouloir, le désir de fuite. La « grimace », c'est cette parodie d'enfance que l'école réussit à imposer.
Ma grimace, c'est mon image d'élève, ce que l'école a fait de moi : un être juste capable de produire des « cuculteries » naïves.
En théorie, rien ne semblait plus simple : il n'y avait qu'à sortir de l'école et à ne plus y revenir. Pimko ne me ferait pas rechercher par la police. Les tentacules de la pédagogie cuculique ne devaient pas s'étendre si loin. Il suffisait de vouloir. Mais je ne pouvais pas vouloir. Pour fuir, il faut une volonté de fuite, mais d'où tirer une telle volonté lorsqu'on remue les doigts de pieds et qu'on change de visage dans une grimace de dégoût ? Je compris alors pourquoi nul ne pouvait s'enfuir de cette école : tous les visages et toutes les attitudes anéantissaient les possibilités de fuite, chacun restait captif de sa propre grimace et bien qu'ils eussent tous dû s'enfuir, ils ne le faisaient pas parce qu'ils n'étaient plus ce qu'ils auraient dû être. Fuir signifiait non seulement quitter l'école, mais surtout se fuir soi-même, se fuir, fuir le blanc-bec que j'étais devenu à cause de Pimko, l'abandonner, revenir à l'homme adulte que j'étais. Mais comment fuir ce que l'on est, où trouver un point d'appui, une base de résistance ? Notre forme nous pénètre, nous emprisonne du dedans comme du dehors. J'avais la conviction que, si la réalité pouvait en un seul instant recouvrer ses droits, le caractère grotesque de mon incroyable situation deviendrait si manifeste que tous s'écrieraient :
— Qu'est-ce que cet homme mûr fait ici ?
Mais l'étrangeté générale étouffait celle de mon cas particulier. Oh, montrez-moi seulement un visage qui ne soit pas déformé, qui me permette de discerner les grimaces du mien ! Mais on ne voyait à la ronde que des visages disloqués, laminés, retournés, dans lesquels le mien se reflétait comme dans un miroir déformant, et ces reflets savaient bien me retenir ! Rêve ou réalité ? » (pp.54/55)
in Ferdydurke, Witold Gombrowicz, traduit par Georges Sédir, éditions 10/18, 1990, ISBN : 2264005386
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