Mariage gay = hétéros libérés par Marcela Iacub
On pourrait justifier le mariage gay pour une raison différente et presque opposée à celle de la non-discrimination : celle des effets bénéfiques qu'il aurait sur la représentation symbolique du couple en général.
Alors qu'on pense bien souvent que les couples du même sexe devraient avoir le droit de sortir de leur ghetto et de leur stigmate pour bénéficier de la même vie confortable qu'on réserve injustement aux couples hétérosexuels, on pourrait penser que cette ouverture du mariage permettrait aux hétérosexuels de se libérer du poids de leur existence pour se rapprocher un peu de ce que Foucault appelait le «bonheur gay».
Car les hétérosexuels souffrent beaucoup de l'ordre actuel qui leur permet de se marier et de se procurer des enfants, même s'ils apparaissent, dans les discours de tout le monde, comme de véritables nantis. Ils sont victimes d'un ordre dans lequel deux sujets censés être foncièrement différents (et complémentaires) se battent pour des intérêts contraires grâce à l'appui de l'appareil étatique, dans une sorte de guerre où il est très difficile d'identifier les gagnants et les perdants.
D'un côté il y a la femme, présentée comme abusée, frappée, violée et abandonnée par la suite, dont le but n'est jamais le sexe gratuit mais, par ce biais obligé, l'amour et la fabrication des enfants. De l'autre, il y a l'homme, violent, violeur, irresponsable, dont le but est de jouir et de partir sans assumer et sans payer.
Les lois et les juges regorgent de ces idées et font payer aux hommes les torts que toujours et dans chaque circonstance ils sont censés faire subir aux femmes. Il en résulte un monde extrêmement triste pour les uns et pour les autres, les premiers ayant à payer les frais du destin que les secondes n'ont pas voulu assumer comme leur.
Dans ce paysage gris, où le sexe et l'amour ne sont jamais gratuits mais toujours risqués, où tout se traduit tôt ou tard en argent, où le visage des coupables et des victimes sont connus d'avance, le mariage gay introduirait dans le même espace symbolique une alternative qui éloignerait peut-être la conjugalité de l'étrange rituel sacrificiel qu'elle est aujourd'hui.
Une fois admis comme des couples légitimes jouissant de ce fait de tous les droits que confère cette vieille institution, on pourra affirmer que les gays deviendront le groupe social le plus favorisé du point de vue sexuel et amoureux. Ils pourront faire le choix d'entrer dans des couples stables et reconnus, mais aussi ou en même temps de profiter des saunas et des back-rooms. Ils pourront non seulement regarder la télé le dimanche avec leur chien, mais aussi coucher avec des inconnus dans les toilettes d'une gare mal aménagée.
En cas de divorce, l'absence de la victime féminine fera que personne ne sera accablé par des prestations compensatoires et des pensions, car d'un homme l'on demande qu'il soit autonome et qu'il ne se fasse soutenir par personne.
Si jamais l'on arrivait à faire admettre la filiation homoparentale, le domicile alterné des enfants s'imposerait de lui-même, car l'un comme l'autre seraient considérés également inaptes et donc également aptes pour les élever. Qui plus est, le fait d'avoir des enfants ne les écraserait point comme c'est le cas pour les femmes, car, pour les hommes, les enfants, lorsqu'ils les veulent, sont une responsabilité et un plaisir, mais non point un destin. Il serait par ailleurs difficile qu'un juge veuille entendre quoi que ce soit concernant les violences conjugales, car on dira au présumé victime qu'il est assez grand et autonome pour partir s'il le souhaite. On ne comprendra pas pourquoi un homme reste avec un autre qui le frappe et qui le viole trois fois par jour. Ainsi, les couples gays imposeront progressivement aux pratiques sociales et judiciaires de nouvelles normes, plus égalitaires.
Noël Mamère, lorsqu'il a décidé de marier le premier couple d'hommes à Bègles, avait-il en tête un projet pour tous les couples, une sorte d'utopie sexuelle et familiale opposée à celle de Ségolène Royal, à ses saintes femmes enceintes et ses clients de prostituées en prison ?
Est-ce pour avoir pressenti cette utopie implicite que cette dernière s'est si vaillamment opposée au mariage gay en dépit des positions de son parti ? Qui sait ? Les ressorts des prises de position des uns et des autres sont si secrets.
En revanche, on peut être sûr qu'il sera très difficile de faire comprendre aux uns et aux autres que la vie amoureuse et sexuelle peut être plus vertigineuse si on est contraint de la vivre sans filets et sans coupables.
Mais, peut-être, le modèle gay pourra servir pour développer aussi une «fierté» hétérosexuelle, qui fera enfin préférer aux hommes et aux femmes les risques de l'égalité.
En tout état de cause, les hétérosexuels pourraient faire ce pari sans peur de se tromper : la seule issue qui leur est ouverte pour finir avec le projet étatique de domestication massive de leur vie sexuelle et familiale n'est pas d'accorder d'une main généreuse et attendrie aux couples de même sexe le partage de leurs «privilèges», mais au contraire d'en profiter pour rendre la société française décidément et absolument gay.
Libération, Marcela IACUB, mardi 29 juin 2004