Mémoire affranchie : nous ne sommes pas seulement forgés par le passé
L'intérêt pour la mémoire comme lieu de souffrance et de libération de la personne, dans certaines psychothérapies, est en relation avec une entreprise de « laïcisation » de la vie intérieure, apparue vers le XIXe siècle.
La diffusion de la psychanalyse a amené chacun à recenser ses blessures d'enfance pour expliquer les difficultés d'aujourd'hui.
La mémoire est aujourd'hui à la fois le lieu où s'expriment nos difficultés et celui de la possible guérison.
Cette importance de la mémoire s'enracine dans le rapport du judéo-christianisme à l'Histoire. Dans cette vision du monde, il s'agit de faire mémoire du passé pour construire l’avenir : l’histoire de l’humanité et de la personne étant orientée par l’attente d’un avenir où toute chose sera récapitulée.
Le philosophe Ian Hacking, qui s'est intéressé à l'histoire de la psychologie et de la psychiatrie, montre que le fait de considérer la mémoire comme la clé de l'unité de l'individu est une construction récente de l'histoire des idées en Occident. On peut très bien se connaître sans avoir recours au passé, et l'injonction « Connais-toi toi-même » n'indiquait pas au Grec de l'Antiquité de se préoccuper de ses blessures d'enfance, mais d'avoir simplement l'obligation d'aller plus loin que la « fausse » conscience pour s'avancer résolument vers le monde supérieur des idées.
La question de la mémoire est devenue centrale en psychologie, et donc dans le monde laïque, avec l'apparition, au XIXe siècle, des sciences de la mémoire qui ont renouvelé la clé de la compréhension de l'âme, autrefois dévolue aux religions.
«En soumettant la mémoire à une investigation afin de découvrir des faits scientifiques la concernant, on s'assurerait la conquête du domaine spirituel de l'âme, remplacé par son substitut : la connaissance de la mémoire [1]. »
La « politique » de la mémoire est apparue en même temps que sont nés les mouvements d'émancipation : il s'agissait, en investiguant la mémoire, de l'aider à se libérer des tutelles familiales, et d'accompagner les sociétés souhaitant sortir du régime aliénant des traditions.
Le résultat n'a pas toujours été à la hauteur des espérances : à postuler la prééminence de la mémoire pour éradiquer les effets délétères du passé, on en est arrivé paradoxalement à une dictature du passé par laquelle beaucoup se croient le produit pur et simple de leur histoire familiale et sociale.
Heureusement, notre bon sens et notre liberté nous murmurent que nous ne sommes pas seulement forgés par le passé...
[1] : Ian Hacking, L'Âme réécrite, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1998, ISBN : 2843240212
(L'auteur, philosophe canadien, fait ici une étude fascinante sur un cas célèbre relatif à la mémoire: la personnalité multiple. La dissociation en fragments de la personnalité aurait pour origine les abus subis lors de l'enfance et longtemps oubliés. D'où le concept de mémoire pour expliquer ce trouble mental assez controversé).
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