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Quand le sexuel fait loi par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

Notre société s'est, dit-on, débarrassée des catégories de normalité et d'anormalité sexuelle qui faisaient jadis le malheur de tant de monde. Elles frappaient non seulement l'homosexualité, mais aussi les «répertoires» sexuels des couples classiques. On comptabilise avec fierté la croissance statistique de pratiques comme la fellation, la sodomie et le cunnilingus, comme si elles venaient enrichir la jouissance brute d'un pays déjà bien nourri en plaisirs esthétiques et gastronomiques. Nous serions devenus, en quelque sorte, tous des pervers. Ce vieux mot avait en effet été récupéré par la psychiatrie et la psychanalyse pour désigner les égarements de la pulsion érotique dans d'autres directions que celle que lui dicte en principe l'«instinct génésique».

C'est pour bien montrer qu'on n'adhère plus à une conception normative de la sexualité mais qu'on en épouse toute la diversité, qu'on a introduit dans la loi la notion de «sexuel». Depuis la réforme de 1980, on a redéfini le viol à partir de critères «dénormalisés» comme «tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu'il soit», alors que la jurisprudence de jadis ne l'appliquait qu'au vieux coït vaginal. Sodomie, fellation, etc. se voyaient reconnaître une dignité par le crime et dans le crime. Le problème est qu'il n'est pas facile de faire la différence entre une pénétration sexuelle et une pénétration non sexuelle, une fois qu'on a rompu avec le critère anatomique. Sigmund Freud n'avait-il pas fait de tout notre corps une vaste zone érogène ? N'avait-il pas montré que derrière des actes apparemment anodins comme se laver les mains toutes les cinq minutes, se dissimulait un contenu ou une signification «sexuelle» ? Le juge pénal a donc dû s'improviser psychologue et même sexologue, fouiller les «mobiles» des acteurs pour décider si ce qu'ils avaient fait avait ou non un caractère sexuel. Le même acte peut être qualifié ou non de viol ou d'agression sexuelle selon la signification que le prévenu est censé lui attribuer. Ce faisant, le champ du sexuel aurait dû devenir potentiellement infini. Mais en est-il véritablement ainsi ?

Imaginons qu'un fétichiste se jette à nos pieds pendant que nous sommes tranquillement assis à la terrasse d'un café, et qu'il nous arrache d'un air lubrique notre bottine pour s'échapper et en tirer des jouissances indues. Doit-on considérer cet acte comme un vol ou comme une agression sexuelle ? Il est peu probable que les juges d'aujourd'hui retiennent cette dernière hypothèse. Ces jouisseurs insolites sont ignorés comme agresseurs sexuels. C'est donc, diront certains avec amertume, que ces pratiques ne seront pas encore «reconnues». La distinction entre sexuel et non-sexuel reconduit ainsi celle entre le normal et le pathologique, au prix d'une légère modification de ses frontières. Elle dépend d'une morale sexuelle implicite et arbitraire, puisque c'est le juge pénal qui doit à chaque fois déterminer si tel acte est sexuel ou non, et qu'il le fait en fonction de standards plus ou moins communs et non pas à l'issue d'un travail psychologique approfondi. Le caractère normatif de cette notion de sexuel apparaît par exemple dans la loi qui, récemment, a sciemment ignoré la souffrance de jeunes filles qui considéraient que ne pas se voiler était pour elle un acte qui choquait leur pudeur. La société française a décidé, elle, que les cheveux ne sont pas un organe sexuel, et s'efforce de les convaincre de penser comme elle. En revanche, elle ne les laissera pas se promener nues dans la rue.

Il est vrai que chercher à prendre en compte tous les comportements à connotation sexuelle, les punir et nous en protéger en conséquence, afin de se montrer véritablement respectueux de toutes les sexualités, risque de faire de la vie sociale un enfer. Les parents de boulimiques, conscients que leur enfant a déplacé la jouissance érotique sur les sucreries, pourraient accuser d'exhibition sexuelle celui qui consomme impunément des glaces à la vanille en public et se porter partie civile. C'est pourtant ce que nous devrions faire si nous voulions vraiment défendre une conception pluraliste et égalitaire du «sexuel» inscrit dans la loi. Il semble donc qu'on n'ait le choix qu'entre l'hypocrisie ou le ridicule...

Pour sortir de cette alternative, la meilleure solution est sans doute d'effacer cette notion de «sexuel» de nos codes, non pour en revenir à la vieille définition génitale, mais pour la fondre dans des règles plus générales, qui les puniraient selon les mêmes critères que les violences corporelles. Ceci permettrait à la fois de protéger les citoyens contre les agressions, et de respecter la diversité des formes d'expérience de la sexualité. La liberté sexuelle, en effet, c'est précisément celle de définir ce qui pour nous est sexuel. Or la loi, en particulier pénale, exige des significations communes. Effacer le mot «sexe» de la loi pénale, quitte à le conserver lorsqu'il est question de dommages au civil, lesquels peuvent être naturellement individualisés, est donc la condition sine qua non pour que notre vie érotique devienne une expérience privée. Une société sexuellement libre est une société post-sexuelle. Alors seulement nous serons bien tous des pervers, comme on nous l'avait promis.

Libération, Marcela Iacub, mardi 19 octobre 2004

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