Journal (1942-1945), Jean Cocteau
Paris est en état de siège... Ville occupée puis libérée, on ne peut détacher ce « Journal » de Jean Cocteau (1942-1945) de la présence allemande en France et plus particulièrement à Paris.
Mais n'oublions pas que Jean Cocteau appartient à la fois au milieu mondain dont il ne peut pas se passer et au milieu littéraire et artistique avec lequel il entretient des rapports ambigus, sinon passionnés et souvent passionnels. Mais ce serait néanmoins faux de ne voir dans ce journal qu'un reflet des années de guerre.
Au-delà d'une crise profonde qui dresse les Français les uns contre les autres et suscite autant d'héroïsme que de bassesse et d'hypocrisie, c'est Jean Cocteau, homme et créateur, qui est intéressant : un cinéaste au plus fort de son génie, un auteur de théâtre, un critique avisé de l'art contemporain, mais aussi un homme de plus de cinquante ans qui s'interroge sur sa vie, ses amours, son œuvre.
Il y a bien sûr Jeannot. C'est Jean Marais, jeune acteur insolite, beau, étrange, totalement investi dans l'époque et pris en mains et en amour par Jean, l'homonyme, l'aîné, qui voit enfin incarné le jeune homme tout puissant, tendre et pur qu'il traque depuis toujours dans sa vie et son œuvre.
Jean Marais n'a pas trente ans et les metteurs en scène ne jurent que par lui. C'est le temps où les acteurs français commencent à avoir un « corps ». Quand il est à Paris, il vit chez Cocteau avec Paul Morihien. Leurs fenêtres donnent comme celles de Colette sur le jardin du Palais-Royal et des troupeaux de jeunes filles campent au bas de l'immeuble dans l'espoir d'entrevoir l'idole Marais. C'est une époque, qu'il est difficile de se représenter aujourd'hui, où les stars vivent à l'abri, programmant leurs apparitions sur les plateaux de télé, à l'heure de la promotion de leur film.
Être acteur dans les années 40/50, c'était habiter les rêves des jeunes qui copiaient les vêtements et l'allure de leurs idoles (les pulls Jacquard de Marais), qui se passionnaient aussi pour les écrivains auxquels on demandait des comptes, les peintres, et surtout les comédiens de théâtre. Paris, ville occupée mais qui n'a jamais connu autant de goût de vivre, de savoir, de voir... ni vu éclore autant de créations artistiques.
C'est ce qui explique sans doute que le Cocteau du début du siècle (écrivain romancier – avec le demi-dieu Radiguet –, écrivain poète de la manière la plus étonnante, novateur toujours sur la brèche) fait place à un homme pressé, préférant les films immédiatement encensés ou conspués, les pièces de théâtre mêlées à la vie immédiate, les livrets d'opéra, les dessins, les costumes et les décors de théâtre. Un homme qui ne peut dissocier Jean Marais de sa vie créatrice, avec la générosité au zénith d'un homme rapidement jugé frivole.
Au centre lumineux de cette période noire, il faut retenir le film fétiche de Cocteau, « L'éternel retour », légende transposée de Tristan et Iseult, qui apporte aux cinéphiles de l'époque cette immense part d'absolu, de splendeur définitive que les années sombres de la guerre appellent de toute leur tragique incertitude. En collaboration avec Delannoy, Cocteau, travailleur intransigeant, suit chaque minute de la mise en scène, veillant au scénario, à la photographie et au jeu des acteurs. « L'éternel retour », c'est évidemment Jean Marais, blond, mis en lumière par l'ami qui veille à capter la beauté de son acteur.
Les jeunes hommes ne s'y trompent pas. Cocteau est le seul créateur qui ose flatter la beauté sculpturale des hommes. Sans nettement traiter de sujets homosexuels, il exalte le corps et le visage masculins. Le milieu mondain parisien en connaît les raisons, s'en amuse ; les journalistes véreux s'en gaussent ; les homosexuels perdus dans leur placard viennent chercher dans les films de Cocteau des images qui, enfin, les rassurent et les enivrent. Inquiet, Cocteau peut enfin savourer que « L'éternel retour » n'a pas trahi ses espérances :
« Toute la fin est d'une beauté sublime. Peu importe ce qu'on en pensera ou ce qu'on en dira. J'ai vu ce que je voulais voir et ce que j'ai espéré voir en inventant les épisodes. Il y a une force équivalente à la force indirecte du "Sang d'un poète". Il est triste qu'un film passe et disparaisse si vite. J'aimerais garder cette fin et la revoir toujours. Surtout lorsque le progrès ou ce que l'on considère comme tel embellira cette fin du prestige des fantômes. La mort de Jean Marais dans "L'éternel retour" est prodigieuse. Je me souvenais de la mort de Garbo dans "La dame aux camélias". C'est presque plus beau. L'héroïsme sombre de la musique de Georges [Auric]. Sa tendresse. Son recul de légende. Sa vérité. En fin de compte, je me demande si toute la dernière partie du film n'est pas ce que j'ai vu de plus beau depuis que le cinématographe existe. »
Au théâtre, c'est Renaud et Armide, Eurydice, La voix humaine (dont on insinuera qu'elle camoufle la rupture entre deux hommes)… À l'Opéra, Antigone... Au cinéma, « Le baron fantôme ». Et aussi, sur scène, « L'aigle à deux têtes » (qui deviendra un film), « Les parents terribles » (un film aussi, plus tard)...
La grande Histoire de Jean Cocteau pendant l'Occupation, c'est son fameux Salut à Breker, acte de bravade qui témoigne à la fois du courage et de l'inconscience de Cocteau qui, admirateur des sculptures de Breker, oublie que l'homme est l'ami intime d’Hitler. Il ne comprend absolument rien à la politique, et il vit assez préservé, enfermé dans ce monde parisien qui flirte avec l'ennemi, se compromet. Cocteau mettra de longues années à sortir de la disgrâce où journalistes et écrivains le maintiendront après la Libération. Bien sûr, tout est difficilement contrôlable. Il y eut beaucoup de rancœurs et de vengeances personnelles sous couvert de patriotisme ou d'antisémitisme. On ne peut excuser Cocteau, mais seulement relever l'ambiguïté tenace qui colle l'une à l'autre, dans un inextricable nœud de vipère : l'adulation des homosexuels pour la glorification du corps de l'homme et un certain idéal nazi.
Il faut savoir que si des Triangles roses souffrirent et moururent dans les camps de concentration, des homosexuels allemands et français se retrouvaient à Paris dans des « messes » où l'antagonisme des deux nations était momentanément balayé. Jean Marais, par le miracle de son intelligente innocence, ne sera jamais compromis dans ce genre de paradoxale fascination et il s'engagera dans les Forces alliées au moment même où sa carrière atteignait les plus grandes réussites. Cocteau, lui, fréquenta Breker et affirma par écrit son admiration :
« Breker est un artisan, un orfèvre. Son goût du détail, du relief s'oppose aux volumes ennuyeux de ses maîtres. Il choquera l'esthétisme. C'est pourquoi je l'aime. Il progresse beaucoup. Sa dernière statue [Le blessé – ci contre] m'étonne par ses veines, par ses muscles, par son réalisme, son plus vrai que vrai. On devine que tout lui vient du David de Michel-Ange. Je ferai le « salut à Breker ». Je lui expliquerai pourquoi je me cabrais contre l'idée d'écrire ces lignes sur commande. Je voulais avoir envie de les écrire. Mon goût des mauvaises postures. Écrire avec tous et seul. Breker m'invite à Berlin pour faire mon buste. »
Mais il vrai aussi qu'à la différence d'écrivains comme Paul Morand ou Marcel Jouhandeau, Jean Cocteau a évité les pièges de l'Institut allemand. Il n'ira pas à Berlin pendant l'Occupation et n'appartiendra jamais au groupe «Collaboration».
Cocteau découvre le voleur, le fameux Jean Genet qui doit beaucoup au secrétaire de Cocteau, Paul Morihien, qui l'éditera. Ainsi, le 6 février 1943, Cocteau écrit dans son Journal :
« Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »
Même s'il repère le personnage que se joue à lui-même Genet, Cocteau, ébloui par le génie de l'écrivain, ne juge jamais :
« Genet est accouru, croyant que j'allais le blâmer et le renvoyer. Il était tout surpris que je ne porte aucun jugement sur son acte. Chacun est libre d'agir comme il le veut. Genet, malade d'orgueil, croit se révolter contre la "littérature" qu'il méprise. Il se révolte contre les tentatives que chacun fait pour lui venir en aide. Il est le littérateur type. »
Cocteau porte presque toujours des jugements sains sur les artistes qu'il côtoie et dont il est l'ami. Danse, musique, peinture, jeu de comédien, écriture... tout lui est perceptible, sur tout il porte un regard sûr qui se confirme aujourd'hui. Giraudoux, Valéry, Gide, Proust... il s'est sans doute trompé sur Claudel qu'il n'aimait pas... Quant à Picasso, il fut sûrement son plus proche admirateur :
« Picasso est un homme et une femme profondément enchevêtrés. C'est un ménage. Le ménage Picasso. Dora est une concubine avec laquelle il se trompe. »
Ce qui domine le « Journal », c'est Jean Marais, Jeannot, l'ami, le fils... Les propos à son sujet sont discrets. Cocteau parle surtout de l'acteur et de son exceptionnelle conscience professionnelle. Si l'on suit bien l'éphéméride, c'est de Jeannot qu'il est toujours question. Tel voyage avec Marais. Tel séjour en Bretagne avec Jeannot... Il ne prononce jamais le mot d'amour, mais avec une simplicité exemplaire il dit le partage permanent avec l'ami. Amitié qui n'est pas que physique. Cocteau aime la créature de ses rêves et s'arrange merveilleusement de vivre entre l'idole qui joue sur scène et à l'écran ses personnages les plus sacrés et l'homme quotidien dont il admire l'élégance spontanée, la pureté, l'évidence :
« Son courage. Son calme ? J'ai honte de ma faiblesse et de me noyer dans ce déluge. Il possède la puissance de l'arche, sa solitude, et l'élégance de toutes les bêtes. »
Le journal de Cocteau est, en profondeur, le regard vigilant d'un quinquagénaire qui se regarde dans le miroir du temps : son œuvre, les années qui fuient, la mort de sa mère (son père très jeune s'était suicidé) :
« Maman est morte... Elle est morte comme on naît. Courbe admirable... La mort ne me rend jamais triste. Je trouve tout cela normal et je déteste qu'on adopte l'attitude conventionnelle des deuils... Maintenant, Maman habite avec moi. J'ai longtemps habité avec elle. C'est l'intervalle qui me gêne. »
Les années n'ont pas de prise sur cet écrivain, peintre, poète, cinéaste, homme de théâtre, qui aima les hommes, la beauté, l'art sous toutes ses formes. Cocteau a retraversé le miroir comme celui qu'Orphée liquéfiait en y plongeant les mains :
« Le temps, c'est la mer qui filerait sous le bateau immobile. Nous ne bougeons pas et le voyage nous traverse à toute vitesse. »
■ Journal (1942-1945), Jean Cocteau, Texte établi, présenté et annoté par Jean Touzot, éditions Gallimard, 1989, ISBN : 2070715760