La peur des morts continue même dans les sociétés modernes
Dans les sociétés laïcisées et rationalisées, la mort fait toujours appel à des précautions et des rites particuliers, dont la bonne observance vise à solenniser cet événement. Ce qui n’empêche pas les professionnels d’entretenir avec les défunts des rapports à la fois très techniques et très directs, tout emprunts de rigueur et aussi, penserait-on, d'indifférence émotionnelle.
L'enquête menée par deux ethnologues, Pascale Trompette et Sandrine Caroly, montre cependant que la peur des morts n'est jamais très loin.
- Il y a d'abord celle que les infirmiers, porteurs et embaumeurs ne manquent pas d'éprouver en début de carrière face au cadavre à relever ou à traiter, par exemple après un accident ou un suicide.
- Mais il y a surtout un autre stigmate qui ne les quitte jamais complètement et dépend en fait du regard des autres :
«Pour oser côtoyer quotidiennement le cadavre, les pompes funèbres appartiennent à ces métiers privés d'une forme quelconque de grandeur sociale.»
Ainsi, la profession est mal nommée : le croque-mort est littéralement celui qui se nourrit du commerce des morts et vit du malheur d'autrui. Aussi la plupart des travailleurs du funèbre maintiennent une barrière aussi étanche que possible entre leur profession et leur vie de famille.
Certains rites de passage sont destinés à traiter la pollution de la mort : souvent, la compagne ou l'épouse de l'employé funéraire impose à son conjoint un traitement contre la souillure, par exemple se doucher avant tout contact avec la famille, ou encore de prendre seul son repas chaque fois qu'il a procédé à une mise en bière.
Enfin, il y a les amis, auxquels on parle le moins possible de son métier, «parce que cela les fait rire» (ce qui est une autre manière de dire sa gêne). Au bout du compte, il est fréquent que les travailleurs de la mort se regroupent, à la ville comme au jardin, pour partager leurs loisirs.
Dernière remarque, et non des moindres : les professions funèbres restent masculines à 99%, comme si, effectivement, un puissant effet d'allergie symbolique existait entre les soins donnés aux morts et le fait de donner la vie.
Référence bibliographique : Pascale Trompette et Sandrine Caroly, En aparté avec les morts... Peur, larmes et rire au travail : les métiers du funéraire, in Revue Terrain, n° 43, dossier « Peurs et menaces », Éditeur : Maison des Sciences de l'Homme, septembre 2004, ISBN : 2735110443
Garçons d'amphithéâtre, croque-morts en tout genre, embaumeurs modernes (thanatopracteurs), ils forment la trame professionnelle de la longue chaîne de production des services au défunt. Pour ces multiples métiers qui peuplent l'espace séparant les vivants et les morts, la vie de travail ne saurait composer avec la fragilité. Leur place dans l'arène des émotions autour du défunt s'énonce comme celle de professionnels accoutumés à la mort et aux débordements affectifs qu'elle suscite. Derrière cette rigueur professionnelle qui semble affranchie de tout engagement de soi dans l'activité, on découvre pourtant au fil de l'observation les manifestations à peine visibles de l'embarras, du choc, de la peur, et des jeux rituels composant avec l'assaut des émotions. Face à la peur, les compagnons des morts ont ainsi inventé leur propre genre professionnel, dans une partition où se conjugue le déni et la ruse, l'honneur viril et la maîtrise professionnelle, la réponse communautaire et l'échappée dans le rire.
Mots clés : peur, mort, funéraire, émotion, travail, corps, métier.
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