Philosophie, Edgar Morin « Le bien. c'est le lien »
L'analyse de la complexité a tissé la trame de sa quête intellectuelle. À 83 ans, Edgar Morin achève sa grande œuvre, la Méthode, par un sixième tome consacré à l'éthique. Les deux derniers chapitres [*] abordent la question du bien et du mal et se terminent par ce vibrant plaidoyer : «La foi éthique est amour.»
Conclusion qui peut paraître étonnante du parcours d'un sociologue agnostique. Dans un contexte où les guerres se mènent de plus en plus au nom de «la lutte du bien contre le mal», pour Edgar Morin, il est encore possible de traiter de ces questions à condition d'éviter les simplifications. Ce qui suppose de reconnaître la complexité du bien et celle du mal. Le bien, c'est la reliance, tout ce qui lutte contre la désintégration, tandis que le mal réside dans les forces de séparation et de mort. Le mal permet le bien, puisqu'il ne peut y avoir reliance que dans la séparation : ce sont les deux faces d'une même réalité. La cruauté humaine, est autre chose. Elle se manifeste par la volonté de faire le mal et le plaisir qu'on en tire. Aujourd’hui, il y a surtout une crise des fondements éthique. Dans les sociétés archaïques ou traditionnelles, les individus étaient pénétrés d’un devoir, de l'interdit, de ce qu’il fallait faire et ne pas faire... Il y avait un fondement religieux : les commandements divins. Aujourd'hui, dans la civilisation occidentale, les côtés négatifs de l'individualisme - renforcement de l'égocentrisme et affaiblissement du lien social - coïncident avec ses aspects positifs - autonomie et responsabilité. [Lire aussi] Mais plutôt que de chercher à retrouver des fondements - Kant a essayé de les trouver dans la raison mais a échoué car celle-ci n'est pas universellement partagée -, Edgar Morin propose de revenir à la source de l'éthique : la solidarité.
L'éthique est complexe pour trois raisons :
- Première raison : il ne suffit pas d'avoir de bonnes intentions pour faire le bien [même si le "salut" peut parfois naître de petits calculs : une action évolue toujours dans un jeu d'interactions qui la font dévier de son intention jusqu'à, parfois, en inverser le sens. Exemple : on veut lutter contre le terrorisme, et on aboutit exactement à l'inverse !
- Deuxième raison : il peut y avoir contradiction entre deux impératifs moraux : ce à quoi l'on assiste, par exemple, aujourd'hui dans le domaine médical.
- Troisième raison : il y a le problème de l'illusion éthique, on croit agir pour le bien de l'humanité, et on travaille à son esclavage ! Des millions de communistes ont vécu cela...
Bâtir une éthique planétaire
Toute éthique suppose des impératifs. Il y a aussi une composante mystique dans tout impératif moral : il relève d'un ordre qui n'est pas la réalité empirique. L'éthique planétaire à bâtir doit puiser dans les apports des différentes cultures. L'auteur rappelle que s’il est remarquable que les droits de l'Homme, la démocratie et la laïcité soient nés en Occident, il est non moins remarquable que les premières synthèses anthropo-éthiques soient venues de penseurs indiens intégrant les apports occidentaux, tels Ramakrishna ou Vivekananda. Et voilà qu'un facteur nouveau apparaît : l'émergence d'une «communauté de destin» planétaire. Désormais, tous les hommes sont confrontés aux mêmes périls mortels, ceux qui menacent l'humanité tout entière. Jusque-là, l'universalisme éthique demeurait abstrait. Aujourd'hui, il se manifeste à travers la prolifération des ONG et associations qui se connectent à l'échelle planétaire. Acheter des produits du commerce équitable traduit cette même prise de conscience. Ou manifester son soutien quand surgit une catastrophe à l'autre bout du monde. Edgar Morin affirme toutefois que la conscience d’une identité de «citoyens de la Terre» reste encore insuffisante.
L'éthique, doit servir à résister à la cruauté du monde et à la barbarie humaine Pour résister à la barbarie humaine, il y a la voie individuelle, celle de l'auto-éthique : résister au jaillissement de la barbarie en soi. Il faut pratiquer régulièrement, presque quotidiennement, l'auto-examen (ne pas se décharger de l'examen de soi sur les psys.)
L’auteur plaide aussi pour une éthique de la compréhension : si les hommes ne progressent pas dans la compréhension d'autrui, il est inutile d'espérer que le monde ira mieux. Quant à la voie collective, planétaire, elle devrait reposer sur quatre réformes qui, jusque-là, ont toujours été menées séparément en s'excluant les unes les autres : réforme de la société, réforme de la pensée, réforme de vie et réforme éthique. Seule la conjonction des quatre pourrait générer un vrai saut de civilisation. Sans oublier le positif : faire en sorte que tout être humain puisse accomplir poétiquement sa vie, dans la communion, la fraternité, l'amour, le jeu... Car l'amour est le seul remède valable à l'angoisse et à la désolation.
Cela dit, l'éthique complexe reste nécessairement modeste. Elle réclame de l'exigence pour chacun, mais aussi de l'indulgence - mieux : de la compréhension - pour les autres. Elle doit accepter l'incertitude et abandonner toute idée de maîtrise. Elle n'est pas triomphante mais résistante. Et pour résister, elle doit commencer par accepter la cruauté du monde. Elle doit garder l'espérance quand tout semble perdu. Le monde va sans doute vers la catastrophe, mais l'imprévu, l'inattendu, peut encore arriver. Il est impossible que le mal disparaisse, disait Socrate. Oui, mais il faut tout faire pour empêcher son triomphe ! Voilà la dernière leçon d’Edgar Morin.
La grande leçon d'Edgar Morin de sa Méthode, c'est qu'il ne faut pas analyser les phénomènes en termes de causalité linéaire : tout acte rejaillit toujours sur les conditions qui l'ont produit.
[*] La Méthode 6. Éthique, Edgar Morin, Seuil, 2004, ISBN : 2020786389