Le sida et ses métaphores, Susan Sontag
Kafka pensait que la tuberculose était le « germe de la mort », Georg Groddeck affirmait que « ce qui n’est pas fatal n'a rien à voir avec le cancer ». À partir des métaphores suscitées par ces deux maladies Susan Sontag analyse aussi bien les sources médicales et psychiatriques que les textes littéraires, de l’antiquité aux temps modernes, de Keats, Dickens, Baudelaire, James à Mann, Joyce, Mansfield et Auden.
Battant en brèche la théorie du XIXe siècle qui suppose un type de personnalité prédisposée psychologiquement à la tuberculose, elle examine, et conteste les interprétations psychologiques de notre siècle qui ne sont qu'un spiritualisme sublimé. Elle démystifie les fantasmes idéologiques qui « démonisent » certaines maladies et, par extension, culpabilisent les malades. En observant la rhétorique qui s’inspire de l’art militaire dès que les théoriciens de la politique (de Machiavel à Hitler, en passant par Nietzsche, Marinetti, Gramsci et Trotski) emploient l’imagerie de la maladie, Susan Sontag dénonce dans un essai aussi vif qu'argumenté cet abus de langage qui ferait de la maladie une métaphore.
Après le cancer, c'est aujourd'hui le SIDA qui, tel un aimant, attire la limaille de nos effrois et de nos hantises. Car le sida réactive le spectre de l'épidémie, dont le monde moderne se croyait enfin débarrassé : certains en font « la peste » de notre fin de millénaire, le châtiment infligé par dieu aux groupes « déviants » ; pour les néo-conservateurs, l'apocalypse rôde, les exclusions s'imposent, la « moralisation des mœurs » balaie leur "libération" des années soixante. Susan Sontag dénonce ce catastrophisme qui justifie un contrôle accru de l'état à travers le sida, elle nous propose une réflexion extraordinaire d'intelligence et de culture-historique, littéraire, philosophique - sur la propension qu'a l'homme à s'emparer d'une maladie pour y greffer ses métaphores les moins innocentes.
Pour l'évaluation de la maladie, de ses stades, de son traitement, et pour son statut dans la société, le SIDA fait les choux gras de tout ce qu'on peut compter de plus réactionnaire dans le monde, en France, aux Etats-Unis aussi bien qu'en Afrique du Sud. Et les gens les mieux intentionnés sont eux-mêmes piégés dans un réseau de métaphores militaires. « L'effet de ces images militaires sur la maladie et la santé est loin d'être négligeable. Car elles sur-mobilisent, elles sur-décrivent et elles contribuent puissamment à l'excommunication et à la stigmatisation des malades. »
On aurait beau jeu de répondre à l’auteure qu'on ne pense pas hors d'un langage et qu'il n'y en a pas sans métaphore, elle a marqué là pourtant un point : il n'est que trop urgent de relever les images par lesquelles le moralisme le plus bête et le plus aveugle tente de refaire surface à travers les métaphores d'une maladie liée au sexe, au sang, associée à la déviance. Le bref essai de Susan Sontag sait bien faire sentir cela.
■ Le sida et ses métaphores, Susan Sontag, Editions Christian Bourgois, 1989, ISBN : 2267007959