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On est forcément très gentil quand on est très costaud, Dag Johan Haugerud

Publié le par Jean-Yves Alt

« Jamais je ne parviendrai à raconter mon histoire, (...) de toute manière, je n'ai aucune espèce d'histoire à raconter. »

On est forcément très gentil quand on est très costaud (le titre reprend en citation une phrase tirée d'un roman jeunesse d'Astrid Lindgren Fifi Brindacier et allusion directe et ironique à l'univers de cette fillette qui incarne une volonté et un dynamisme joyeux, tout le contraire du narrateur de D. J. Haugerud) est un roman introspectif qui explore les relations des enfants avec leur mère, la persistance des liens familiaux, le désir d'un corps que l'on n'ose pas toucher. C'est un roman de la solitude et de la désillusion. Dag Johan Haugerud possède un vrai talent (sans oublier celui du traducteur, Jean-Baptiste Coursaud) à pointer ces banalités qui me bouleversent et me tourmentent, dans une langue d’une belle simplicité.

Le narrateur, un jeune homme est seul. Sa sœur ne l'a pas explicitement invité pour Noël, et sa mère, toujours en vadrouille entre le domicile de sa fille au Nord et celui de son fils, s'est encore trompée de correspondance et se retrouve coincée dans une gare improbable d'où aucun train ne repart. Alors qu'il attend un coup de fil de sa mère, il est aussi censé partir faire un tour en voiture avec un homme qui lui a parlé au nouvel an :

Refuser l'invitation de cet homme ? « Cela signifierait alors que je déclinerais la seule chance qui m'ait été donnée depuis très longtemps de faire quelque chose de ma vie. C'est-à-dire "prendre une décision". C'est à cet inconnu qu'il confiera spontanément que sa vie "n'a été qu'une seule et même suite de déceptions". »

Pourquoi hésite-t-il tant ? Quel est ce trouble ? Jusqu'où remonte-t-il, dans son histoire personnelle, dans ses rapports avec sa famille ? Pourquoi tant de vide dans son existence ? Cette dernière question nous est brutalement renvoyée par la terrible remarque de son oncle : « Nous faisons des enfants à notre image. Ils deviennent comme nous. Inaptes à l'existence. »

EXTRAIT : (page 59)

« Pas étonnant au demeurant que mon oncle soit resté silencieux sur le chemin du retour, après l'enterrement. Après que ma sœur a éteint la radio, aucun son, aucun bruit ne sort de sa bouche. Et quand ma mère se met à parier de grand-mère, il prend une expression bizarre, penche la tête contre la vitre. Je le regarde. Je me demande s'il est soulagé, ou bien s'il est triste. Impossible de le deviner. Il remarque que je l'observe, se tourne pour me sourire. C'est le sourire de quelqu'un de préoccupé, mais qui essaie malgré tout d'être présent. Il ne sait pas, à ce moment-là, qu'il peut me parler, me dire les choses telles qu'elles sont, car bien que les mots susceptibles de l'aider ne me viennent pas, je sais en tout état de cause que quelque chose ne va pas, et c'est déjà un début. Mais de toute manière, je n'ai même pas ces mots-là pour le lui expliquer. Tant et si bien que nous restons là, sur la banquette arrière, retranchés dans un malentendu silencieux.

Aujourd'hui, j'aurais pu trouver les mots justes, briser la glace, expliquer que contrairement aux autres, son monde ne m'était pas étranger, que j'avais vu qu'il allait mal et que déjà, à cette époque, pendant que ma sœur le tarabustait comme quoi il devait se marier et être heureux, j'avais compris qu'il cherchait ses mots pour lui expliquer qu'il existe d'autres manières d'être heureux. »

Pris en sandwich entre sa mère et sa sœur plutôt dynamiques, ou du moins vivantes (la seconde a quand même abandonné ses rêves de jeunesse pour devenir une mère de famille banale) le narrateur prend conscience de sa singularité : « Et moi qui ai toujours considéré ma vie comme tout à fait ordinaire, je suis incapable de comprendre qu'elle n'est pas ordinaire du tout, puisque les gens font des projets, font des choses, alors que moi, je ne fais rien, strictement rien. » Voilà six mois qu'il ne va plus travailler, et il ne va pas bien, sans en connaître la raison. N'ayant plus rien à perdre, il s'empare d'un bloc-notes et écrit ses souvenirs.

Le roman couvre trois périodes :

■ ce mois de janvier où l'auteur finit par s'asseoir à sa table pour faire la liste des choses qu'il doit modifier, et la seule chose qu'il parvient à écrire dans un premier temps est : « Je ne vais pas bien ».

■ la seconde période va d'octobre à janvier (flash-back)

■ la dernière reprend les souvenirs du narrateur, lorsqu'il vivait chez sa mère, d'abord avec sa sœur puis sans elle.

L'épanouissement final du narrateur - cet éveil partiel à la vie, grâce à l’écriture - le libère des occasions où il a oublié de vivre, prisonnier de son fiasco personnel, de son imbroglio familial. Les tourments, les sentiments de culpabilité, d'infériorité vont diminuer peu à peu.

J’ai beaucoup aimé cette mélancolie tout au long de ce roman, sans doute parce que je m’y retrouve en partie. Mélancolie souvent présente dans les romans scandinaves : serait-ce dû au manque de soleil caractéristique de ces régions ? Il y fait souvent nuit à 3 heures de l’après-midi !

L'auteur : Comme de nombreux écrivains scandinaves, Dag Johan Haugerud, né en Norvège en 1964, ne s’adonne pas seulement à la littérature. Il est aussi cinéaste, et c’est peut-être davantage par ses courts-métrages qu’il s’est fait connaître du grand public. Notamment avec Fancine, réalisé en super 8 et diffusé en présentation de American Beauty, à sa sortie. Le court-métrage incitait à une réflexion sur le rapport aux images, thème que l’on retrouve dans « On est forcément très gentil quand on est très costaud ».

■ On est forcément très gentil quand on est très costaud, Dag Johan Haugerud, Traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, Éditions Gaïa, Collection : Taille unique, 2004, ISBN : 2847200541


Lire la chronique de Lionel Labosse sur ce livre sur son site altersexualite.com

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