Salutaire vengeance
L'Odyssée raconte la naissance du droit, fondée sur une philosophie tout à fait inédite. On ne trouve ni concept ni jargon dans le récit des aventures d'Ulysse. Mais une idée simple : un homme bafoué rentre chez lui après dix ans d'errance et trouve sa maison occupée par des prétendants, tenue par une épouse (Pénélope) qui n'a rien de la vertueuse que la légende s'empressera de décrire.
Il se venge et fonde ainsi un ordre nouveau, fait d'assemblées et de lois, où le pauvre sera protégé contre le fort, où la parole réglera les conflits.
C'est sur fond d'histoires merveilleuses qu'Homère raconte la naissance des institutions politiques.
Lorsque Ulysse rentre à Ithaque, sous les traits d'un mendiant, il assiste à la querelle des prétendants, aux tentatives de son fils Télémaque pour repousser ces derniers, aux disputes quant à la légitimité du futur roi... bref, à un condensé de la vie politique de son temps. Il décide de se venger.
La vengeance d’Ulysse n'est jamais gratuite et n'est pas non plus inspirée par les dieux : elle dépend seulement de lui, afin qu’il se réalise et se réconcilie avec lui-même comme avec le monde. Elle allège sa douleur de victime en même temps qu'elle fonde son honneur.
La vengeance d’Ulysse fondera ainsi jusqu'à la royauté retrouvée. Car il tire de sa trop longue absence la conclusion suivante : le système politique en vigueur à son départ ne peut assurer durablement la survie et le bonheur d'une population encline aux honneurs et à l'argent.
Après avoir massacré les prétendants et retrouver sa légitimité, il réorganise Ithaque en un système où il est possible de repérer les traces des premières règles juridiques du monde occidental : les articulations du pouvoir (l'assemblée et le conseil), la distinction entre sphère publique et sphère privée, le système judiciaire mis en place (du pardon à l'exécution)...
La vengeance, tel serait, en dernière instance, le ressort de la démocratie.
La démocratie ne serait pas ainsi une expérience tirée de savants traités philosophiques, mais, au contraire, une nécessité métaphysique ressentie par un homme bafoué.
À lire : Ithaque : Héros, femmes et pouvoir entre vengeance et droit, Eva Cantarella, Albin Michel, Collection : Bibliothèque Albin Michel Histoire, 2003, ISBN : 2226136800
Pendant qu'Ulysse baguenaudait loin de son royaume, à Ithaque demeurait Pénélope dans son palais mis à sac. D'où le renversement méthodologique, étonnamment fécond, qui sert de ligne directrice à cet essai et qui consiste à se demander ce qu'il se passait à Ithaque en l'absence d'Ulysse. S'ordonnent ainsi les trois parties du livre : Ithaque sans Ulysse, Ulysse vers Ithaque et Ithaque avec Ulysse.