L'homme blessé : un film de Patrice Chereau (1983)
Film initiatique sur un jeune homme de 18 ans qui découvre un monde trouble et sans pitié, en même temps que son homosexualité. Pour la première fois dans l’hexagone (1983), une histoire homosexuelle est représentée explicitement, sans fard.
Et quelle histoire ? Quelle homosexualité ? Celle de l’errance et de la dérive, celle des étreintes fugaces au détour d’un urinoir, des regards appuyés dans les halls de gare, celle que l’on trouve, en littérature, dans les romans de Jean Genet.
L'homme blessé provoqua quelques émois à Cannes. Le scénario (récompensé par un César en 1984) est le fruit d'une collaboration étendue sur six années avec Hervé Guibert. Patrice Chéreau y a projeté, dit-il, le sentiment d'une homosexualité non réalisée qui lui est très proche.
Ce film raconte l'histoire d'une passion adolescente : Henri (Jean-Hugues Anglade), adolescent, s'ennuie. Lors d'un passage à la gare, il rencontre Jean (Vittorio Mezzogiorno) un homosexuel qui le pousse à commettre un acte de violence sur un homme plus âgé. Immédiatement, Henri éprouve une immense passion pour Jean et décide de le suivre dans son univers interlope. La passion naïve d'Henri vient butter contre le cynisme de Jean.
Dans ce film, si l’acte homosexuel est figuré [deux hommes se désirent en un regard, se dévorent, s’étreignent... nus, ils se contemplent avec fascination, avec attirance] le cadre cinématographique, tributaire du contexte social de l'époque, ne permet quand même pas encore la représentation de la jouissance, et encore moins celle du bonheur. L'interprétation de Jean Hugues Anglade est exceptionnelle, de même que celle du formidable Vittorio Mezzogiorno, grave à souhait. Patrice Chéreau plonge sans pathos les spectateurs dans cette relation tumultueuse crue mais non vulgaire. Un film qui prend au ventre et au cœur, à voir ou à revoir : Fort et puissant !
Article publié à l'occasion de la sortie en DVD du film chez Studio Canal :
Souvenirs d'un «Homme blessé»
Patrice Chéreau l'a souvent admis : si l'Homme blessé est, chronologiquement, son troisième long métrage, il le considère comme son véritable premier film. Après deux réalisations sous forme d'exercices de style, le metteur en scène de théâtre osait enfin se risquer dans une œuvre vraiment personnelle, tant sur la forme (on est loin des codes, voire des tics, du cinéma de genre de la Chair de l'orchidée) que sur le fond (un sujet, la douloureuse initiation à l'amour d'un jeune homosexuel, en résonance avec ses angoisses, ses obsessions intimes).
Reproches. Très attaché à son film, Patrice Chéreau s'est beaucoup investi dans son édition DVD. Accordant au même titre que le comédien Jean-Hugues Anglade et le chef opérateur Renato Berta une longue interview rétrospective sur la genèse de l'Homme blessé. Ce genre d'entretiens tourne souvent à l'avalanche d'anecdotes nourries d'autosatisfaction. Pas les souvenirs de Chéreau, riches en informations précieuses sur l'écriture du scénario avec Hervé Guibert, le choix de Vittorio Mezzogiorno (remplaçant in extremis Christophe Malavoy, finalement jugé trop proche physiquement de son partenaire Jean-Hugues Anglade). Et aussi sur l'accueil fait au film : «On m'a tout reproché, soupire le cinéaste vingt-deux ans après, de montrer une vision malheureuse de l'homosexualité et même d'être la préfiguration du sida.»
Contraste.D'une humilité frôlant l'autodénigrement, Patrice Chéreau insiste sur le salutaire «poids de réalité» apporté par Jean-Hugues Anglade. Volontiers disert sur les «défauts» supposés de l'Homme blessé («il y a un poids de malheur que je ne filmerai plus aujourd'hui»), il y voit une œuvre «romantique» beaucoup moins «adulte» que son Intimité, autre film majeur, âpre et sensuel, sur les corps et l'amour.
Les autres bonus, tout aussi essentiels, sont axés sur les documents d'archives, télévisuelles pour la plupart. Dont cet incroyable extrait du journal de la mi-journée sur TF1 pour la présentation du film au Festival de Cannes qui, par contraste, en dit long sur la place de l'actualité cinématographique à la télé aujourd'hui. En 1983, une chaîne hertzienne pouvait consacrer vingt-deux minutes de son JT à un film de pédés pas encore sorti en salles. Le présentateur (Yves Mourousi, Ray-Ban sur le nez et chemisette ouverte jusqu'au nombril) avait vu le film avant d'en parler. Laissait s'exprimer longuement un vrai discours critique (en l'occurrence tenu par Serge Daney, de Libération). Et, encore plus fort, laissait l'antenne à un court métrage de Raymond Depardon : cinq minutes quasiment sans paroles, où le photographe suit Patrice Chéreau dans la gare du Nord, sur les lieux même du tournage de l'Homme blessé. Vous imaginez ça aujourd'hui dans le journal de Jean-Pierre Pernaut ? Ou celui de Benoît Duquesne ?
Libération, Samuel DOUHAIRE, vendredi 11 mars 2005