Un amour à taire un téléfilm de Christian Faure (2004)
Juifs, handicapés mentaux, tsiganes, asociaux, aveugles… et homosexuels ont été déportés dans les camps de concentration.
La déportation au triangle rose est, pendant très longtemps, restée occultée, notamment à cause des lois en vigueur qui continuaient de pénaliser l’homosexualité en France (jusqu’en 1981) et dans de nombreux pays. Une page méconnue que tentent d’explorer le scénariste Pascal Fontanille et le producteur François Aramburu dans la première fiction consacrée au sujet.
Paris, 1942. Sarah, une jeune réfugiée juive dont la famille a été décimée par les Allemands, est amoureuse de Jean. Mais Jean, lui, aime Philippe... Malgré leurs différences, tous trois seront unis dans la souffrance. Ils survivent tant bien que mal jusqu'au jour où Jean est accusé à tort d'être l'amant d'un officier de la Wehrmacht. Ils seront déportés : Sarah parce que juive, Jean et Philippe parce qu'ils sont homosexuels. Pour elle, l'étoile jaune, pour eux, le triangle rose.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Jean, homosexuel, est trahi par son frère et va connaître la déportation et les camps de concentration. Sur la persécution des Triangles Roses par les nazis, Christian Faure (qui avait déjà réalisé Juste une question d'amour) réussit un film émouvant, au scénario implacable signé Pascal Fontanille et marqué par des performances d'acteurs (Nicolas Gob, Bruno Todeschini, Louise Monot). Un amour à taire, c'est aussi le portrait peu glorieux d'une France vichyste profondément antisémite et collabo, où bien peu surent résister.
«Parler de ça aujourd'hui, c'est d'abord raconter une page d'histoire que les gens ont oubliée, voire occultée», explique Pascal Fontanille, le scénariste. «C'est aussi rappeler que les lois qui ont criminalisé l'homosexualité sous Vichy sont restées en vigueur jusqu'en 1981».
PAROLES de Pascal FONTANILLE, scénariste « L’idée de ce film est assez ancienne. J’ai découvert l’existence du triangle rose lorsque j’étais étudiant. Juste une ligne fugace dans un cours sur la Seconde Guerre mondiale. J’ai commencé à chercher de la documentation sur le sujet. ce moment-là - c’était il y a une quinzaine d’années -, on en trouvait très peu. L’idée est restée ancrée en moi, comme quelque chose de non résolu. Lorsque l’on a commencé à écrire ensemble, François et moi, on a eu envie de faire une fiction sur ce thème pour dire aux gens : “Voilà, ça a existé, voilà comment c’était”. On a réfléchi une dizaine d’années avant de découvrir de quelle manière aborder cette histoire. On était convaincu que l’on ne pouvait pas la raconter uniquement à travers les yeux d’une victime homosexuelle.
Si on voulait toucher le plus de gens possible, il fallait trouver une façon plus universelle de traiter le sujet tout en restant évidemment sincère, fidèle à ce que l’on désirait exprimer. Au fil du temps, la documentation tombait ; il y a eu ainsi les premiers témoignages écrits, dont celui de Pierre Seel, "Moi, déporté homosexuel", un récit aussi incroyable qu’insoutenable, et des bouquins un peu confidentiels. On a beaucoup lu, on a aussi beaucoup vu de films.
Un jour, on a eu l’idée de Sarah, ce personnage de femme un peu à la Jules et Jim, autour de qui l’histoire s’est organisée. Une histoire d’amour. De même, on tournait depuis longtemps autour de la relation des deux frères, Jean et Jacques. On savait que l’un des deux était collabo. Mais comment ? Pourquoi ? On ne trouvait pas, jusqu’à ce que l’on imagine la blanchisserie dont les registres servent à Jacques pour piller les appartements des gens en fuite. Tout s’est alors mis en place, une espèce d’évidence comme ça. Deux frères, une rivalité, beaucoup d’amour. Un côté tragédie avec la trahison, l’acte sacrificiel. »
« La barrette bleue, celle des asociaux, que porte Jean, était attribuée aux Français que l’on avait trouvés au lit avec un officier ou un soldat allemand. En revanche, les Alsaciens et les Lorrains, considérés comme des Allemands, portaient le triangle rose. C’était important pour nous de ne pas nous inscrire dans un contexte franco-français on voulait aborder le triangle rose dans son absolu de négation d’une catégorie humaine du fait de sa sexualité. Peu nous importait qui était déporté. Il suffisait d’un seul déporté homosexuel qui ait porté le triangle rose pour que le film soit nécessaire. Il n’y a pas une sorte de décompte morbide où l’on expliquerait qu’untel était davantage victime qu’un autre. C’est juste raconter la logique de l’extermination d’une catégorie pour des orientations sexuelles que personne ne choisit.
■ Une histoire d’amour
Il existe une pièce de théâtre sublime, Bent de Martin Sherman, sur le sujet, mais elle est très “homocentrée”. Aujourd’hui, parler de ça, c’est d’abord raconter une page d’Histoire que les gens ont oubliée, voire occultée. C’est aussi rappeler que les lois qui ont criminalisé l’homosexualité sous Vichy sont restées en vigueur jusqu’en 1981. En fait, la liberté acquise l’a été après une longue lutte. On ne peut pas faire abstraction de l’Histoire. On ne peut pas non plus se construire en faisant abstraction du passé. »
■ Raccourci de l’Histoire
« On a tourné la dernière scène au Mémorial de la Déportation de Paris, entourés de CRS. Au même moment, à Notre-Dame, on jouait le Te Deum, les cloches sonnaient en accompagnant la sortie des hommes d’Etat sur le parvis de la cathédrale. Une sorte de raccourci de l’Histoire troublant. On se disait que nous aussi nous étions là parce que des hommes s’étaient sacrifiés pour libérer la France. Cette impression de voyage dans le temps, on l’a ressentie aussi lorsque l’on a tourné la scène de Drancy à 2 heures du matin. Des moyens énormes avaient été déployés ; deux groupes électrogènes pour éclairer 900 figurants de tous âges qui montaient dans les wagons à bestiaux, pressés par les “hirondelles”. Malgré les centaines de personnes présentes sur le plateau, il y a eu une sorte de silence, tous nous avions les larmes aux yeux. On touchait émotionnellement à l’horreur de ces moments-là. »
■ Ne pas expliquer l’innommable
« Certains nous ont reproché de ne pas avoir expliqué dans le film pourquoi les nazis abhorraient les homosexuels. C’était une volonté de notre part. À partir du moment où l’on commence expliquer l’innommable, à trouver des raisons à l’inexplicable, on fournit des excuses. De la même façon, aujourd’hui - c’est ce que dit Glucksmann dans son dernier livre, Le Discours de la haine -, la misogynie est expliquée par la place nouvelle occupée par les femmes, l’antisémitisme par les événements en Israël, l’homophobie par le fait que l’on voit trop les homosexuels... Ainsi, on explicite la haine par une faute de la victime. Ce discours est inacceptable ; on n’a pas à demander la victime de rendre compte de l’exécration qu’elle génère ou qu’elle est censée susciter auprès de ses bourreaux. On marche sur la tête. »
■ Vœux
« Avec cette fiction, on voudrait ouvrir un peu le cœur des gens, c’est bateau mais c’est ainsi que je le ressens. La fiction montre des gens heureux qui ont vécu quelque chose de tragique à cause de la haine ordinaire de cette époque. Un énorme gâchis. Le film est-il un appel à la tolérance ? C’est à la fois plus et moins que ça. Dernièrement, dans une interview télévisée, Pierre Bergé a déclaré : “Il y en a ras-le-bol d’être toléré. Ça fait 2 000 ans que l’on est toléré. On ne demande même pas ça, mais le droit à l’indifférence”. »
QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES
En Allemagne : Dès 1933 : Les homosexuels, sont arrêtés, torturés puis déportés dans les camps de Dachau et d’Oranienburg qui viennent d’être ouverts. En 1934 : Une loi impose la stérilisation de la plupart des schizophrènes, des épileptiques, des drogués, des aveugles et des homosexuels. En 1935 : Le paragraphe 175* est modifié afin de permettre de punir «l’intention homosexuelle ». En 1936 : Himmler met en place une Police secrète pour le Lutte contre l’homosexualité et l’avortement. En 1943 : Heinrich Himmler autorise les commandants de camps à faire pratiquer des castrations sur les déportés homosexuels. Nombre d’entre eux mourront des suites de ces interventions. D’autres subiront de nombreuses expériences aveugles pour «changer» leur orientation homosexuelle. Après guerre : L’administration refuse de considérer les triangles roses comme victimes du régime nazi. Le paragraphe 175 reste en application jusqu’en 1969.
* Le paragraphe 175 est un article du code pénal allemand datant de 1871 et assimilant l’homosexualité à un crime. «En 1934, dans le cadre de la loi «du sang et de l’honneur» allemande, le paragraphe 175 est aggravé. Ce n’est plus seulement «un acte contre nature commis entre personnes de sexe mâle ou avec des animaux, punissable d’emprisonnement, la perte des droits civiques pouvant être prononcée». (…) les peines de prison passent de cinq à dix ans. Le 28 juin 1934, tombent également sous le coup de la loi les étreintes entre hommes, les baisers mais aussi les fantasmes homosexuels.» (p.42 Les Oubliés de la mémoire de Jean Le Bitoux – Hachette Littératures, 2002)
En France : En 1942 : La politique de collaboration de Vichy s’accentue. Une loi sur la répression des homosexuels est votée : un homosexuel risque de 6 mois à 3 ans de prison. En réalité, le gouvernement de Vichy les livre aux Allemands. En 1948 : Les homosexuels et les droits communs sont exclus de la réparation due aux victimes du nazisme. En 1961 : L’amendement Mirguet qualifie l’homosexualité de «fléau social» et donne au gouvernement le droit de légiférer par décret pour la combattre. En 1980 : Pierre Seel est le premier déporté homosexuel français à raconter sa déportation. Jean Le Bitoux recueille son témoignage. En 1981 : François Mitterrand dépénalise les actes homosexuels consentants. En 1987 : Un Mémorial officiel est créé à Amsterdam et des réparations sont accordées aux Pays-Bas. D’autres pays suivent cette voie. Pas la France, qui occulte le sujet. En 1989 : Jean Le Bitoux crée le Mémorial de la Déportation Homosexuelle En 1990 : Les gays et les lesbiens sont encore refoulés de la Journée du souvenir Lille. L’Organisation Mondiale de la Santé supprime l’homosexualité de la liste des maladies mentales, mettant fin à plus d’un siècle d’homophobie médicale.
Lire aussi sur ce blog :
- CINÉMA : « Paragraphe 175 » : La déportation des homosexuels pendant la Seconde Guerre Mondiale
- Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel
- Histoire de l'homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris, 1919 – 1939
- Les oubliés de la mémoire de Jean Le Bitoux
- Les roses de cendre de Erik Poulet-Reynet
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