Thomas-Edward Lawrence, masochiste ?
Si, dans « Les sept piliers de la sagesse », Lawrence n'avoue pas clairement avoir été violé par les Turcs (voir extrait ci-dessous), cela ne fait aucun doute dans une lettre adressée à Charlotte Shaw, qui était sa confidente :
« Je brûle du désir que l'on me regarde de haut, que l'on me méprise et je suis trop timide pour aller au-devant de l'immonde qui, publiquement, me vaudrait la honte et le mépris. Je veux me salir extérieurement afin que ma personne reflète correctement la détresse qu'elle renferme... et je recule devant la souillure extérieure, tout en ayant mangé, avidement mangé, tous les morceaux répugnants que le hasard a jetés sur ma route. »
Vers la fin de 1917, un officier turc arrête Lawrence et le conduit dans la chambre du Bey.
À coups de pied, ils me firent sortir sur le palier et me jetèrent sur le banc du garde, m'y allongèrent sur le ventre sans cesser de me bourrer de coups. Deux hommes, se joignant aux autres, me tordirent les poignets à les faire craquer, les écrasant contre le bois, en avant de ma tête, tout comme ils m'écrasaient les côtes. Le caporal, qui avait dégringolé l'escalier, remontait avec une cravache circassienne faite de simples lanières de cuir noir, souple, s'enroulant en spirale et s'effilant, de la grosseur du pouce à la poignée gainée d'argent avec un pommeau damasquiné, aux gravures noires, jusqu'à la pointe, dure, plus fine qu'un crayon.
Le caporal me vit trembler, en partie de froid, je suppose, et fit siffler le fouet au-dessus de moi en me raillant, affirmant qu'avant le dixième coup je hurlerais, demandant grâce, et qu'au vingtième, j'implorerais les caresses du bey. Puis, de toute sa force, il commença à me cingler, frappant et frappant, tandis que je serrais les dents pour supporter cette douleur qui s'enroulait autour de mon corps comme un fil d'acier flamboyant. Sous chaque coup qui tombait, une marque d'un blanc dur éclatait sur ma peau tel un rail d'acier, qui s'assombrissait, virait lentement à l'écarlate et une goutte de sang perlait à l'intersection de deux sillons. Au fur et à mesure que la correction se poursuivait, le fouet s'abattait de plus en plus sur les blessures qu'il m'avait déjà infligées, mordant, plus noir et plus humide, jusqu'à ce que ma peau frémisse sous la souffrance accumulée et la terreur née de l'attente du coup qui allait suivre. Dès les premiers coups, le mal fut plus affreux que je l'avais imaginé et, comme toujours, avant que l'un d'eux eût fait éclater toute sa charge de douleur en moi, un autre me fouaillait et leur succession élevait la torture à un degré intolérable. Pour garder le contrôle de moi-même, je comptais les coups, niais après le vingtième, je perdis mon compte. Je ne ressentais que le poids informe de la souffrance, non point le déchirement de griffes auquel je m'étais préparé, mais le morcellement progressif de tout mon être par quelque force trop grande dont les vagues déferlaient le long de mon épine dorsale, s'écrasaient, prisonnières sous mon crâne où elles s'entrechoquaient dans un horrible fracas. Quelque part dans la pièce, une montre à bon marché égrenait son tic-tac bruyant et je m'étonnais que les coups ne tombent pas à son rythme. Involontairement, je gigotais, me tordais, mais on me maintenait si solidement que tout effort restait vraiment vain. Les hommes agissaient posément, m'administrant tant de coups de cravache, faisaient une pause durant laquelle ils se disputaient le tour suivant, se calmaient, s'amusaient de moi un instant, me retournaient la tête pour juger de leur œuvre. Ce jeu se répéta maintes et maintes fois, cependant guère plus de dix minutes, sans doute. Ils eurent bientôt eu raison de ma détermination de ne pas crier, mais tant que je gardai le contrôle de ma langue, je ne m'exprimai qu'en arabe et avant qu'ils en finissent, un mal miséricordieux immergea mon corps et étouffa mes mots. Enfin, lorsque je fus complètement brisé, ils parurent satisfaits. Je ne sais comment, jeté à bas du banc, je me retrouvai gisant le dos sur le sol malpropre. Je me recroquevillai, hébété, cherchant mon souffle, mais avec un sentiment diffus de bien-être. Je m'étais raidi pour apprendre la douleur jusqu'à en mourir et, n'étant plus acteur mais spectateur, peu m'importaient les soubresauts de mon corps criant sa souffrance. Pourtant, je savais ce qui se passait à mon sujet. J'eus l'impression que le caporal m'allongeait un coup de sa chaussure à clous, pour me faire lever, et c'était vrai, car le lendemain j'avais le flanc gauche jaunâtre, lacéré, ainsi qu'une tôle abîmée qui faisait de chacune de mes aspirations un coup de poignard me transperçant. J'eus aussi l'impression de sourire paresseusement à l'homme car une chaleur délicieuse, probablement érotique, se gonflait en moi ; alors il leva le bras et me cingla à l'aine de toute la longueur du fouet. J'en tressaillis tout entier et, à moitié retourné, je hurlai, ou plutôt, tentai de hurler, impuissant, et seul un frémissement sourdait de ma bouche ouverte. L'un d'eux gloussa, amusé, mais un autre cria :
— Honte ! Tu l'as tué.
Un second coup s'abattit. Un rugissement emplit ma tête et le noir tomba sur mes yeux tandis qu'en moi le noyau de ma vie semblait se soulever lentement à travers les muscles déchirés, expulsé de mon corps par cette dernière et indescriptible agonie.
Je sus ensuite que deux hommes me traînaient, chacun me tirant par une jambe, comme pour m'écarteler, tandis qu'un troisième, sur mon dos, me chevauchait. Puis, Hadjim appela. Ils m'aspergèrent le visage d'eau, me mirent debout. Pendant qu'en proie aux nausées, je sanglotais, demandais grâce, ils me soutenaient entre eux pour me conduire jusqu'à son lit. Mais il me repoussa d'un air dégoûté, les maudissant de croire, les idiots, qu'il avait besoin d'un partenaire ruisselant de sang et d'eau, dépiauté et souillé de la tête aux pieds. Sans doute ne m'avaient-ils pas plus rossé que d'usage ; mais j'avais le cuir moins résistant que ne l'a un Arabe. Alors, tout penaud, le caporal, le plus jeune et, physiquement, le mieux de tous, dut rester, tandis que les autres m'emportaient dans l'escalier étroit et m'entraînaient dans la rue. La fraîcheur de la nuit sur mes chairs brûlantes et d'éclat immuable des étoiles après l'horreur de l'heure passée, m'arrachèrent de nouvelles larmes. Les soldats, maintenant plus libres, essayaient de me consoler à leur manière, me disant que les hommes doivent souffrir les désirs de leurs officiers ou payer, comme je venais de le faire, d'une plus grande souffrance encore.
Thomas-Edward Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, 1927
Masochiste, pour le définir simplement en le stéréotypant, Lawrence aimait être dominé, voir brutalisé par des hommes, en éprouvait une jouissance et renaissait plus fort de cet avilissement. Vyvian Richard qui fut son ami à Oxford et qui éprouva pour Lawrence un sentiment amoureux, écrit de lui :
« Il ignorait la chair, une sensualité quelconque. Il acceptait mon affection, mon sacrifice, en fait ma soumission totale ainsi qu'un dû. Jamais il ne montra le moindre signe de compréhension à mon désir... Je me rends compte qu'il était asexué ou tout au moins qu'il n'avait pas conscience d'être sexué. » [1]
Lire aussi : « Les sept piliers de la sagesse » dédié au jeune arabe Salim Ahmed
Lire encore : Lawrence et les Arabes de Robert Graves
[1] La vie secrète de Lawrence d'Arabie, Philip Knightley et Colin Simpson, éditions Robert Laffont, 1970