Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les roueries de la sujétion par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

On a de plus en plus tendance, de nos jours, à relativiser les critères classiques du consentement : on suppose que les gens sont dominés, manipulés, assujettis psychiquement, fragiles devant toutes sortes d'influences plus ou moins sournoises. On pense ainsi être très modernes et prendre en compte les avancées les plus récentes de la psychologie et de la sociologie. Ce sont pourtant de très vieilles questions. Voici l'étrange affaire qu'eut à juger la cour d'assises du Var, le 29 et 30 juillet 1865, rapportée par un juriste de la fin du XIXe siècle, et sur laquelle il serait bon que chacun aujourd'hui encore se fasse son opinion.

Le 31 mars 1865 un mendiant aux deux jambes estropiées nommé Timothée Castellan, âgé de 25 ans, arrive au hameau de Guiols. Il demande l'hospitalité à monsieur Hugues, qui y habitait avec sa fille Joséphine, âgée de 26 ans, à la moralité parfaite. Se faisant passer pour sourd-muet, il fait comprendre par signes qu'il a faim et on l'invite à souper. Puis, pendant la veillée, il écrit sur un papier : «Je suis le fils de Dieu ; je suis du ciel et mon nom est Notre Seigneur ; car vous voyez mes petits miracles, et plus tard vous en verrez de plus grands.» Il offre de faire disparaître la taie qui couvrait les yeux de l'une des convives, prétend connaître l'avenir et annonce que la guerre civile éclatera six mois plus tard. Les assistants sont très impressionnés, notamment Joséphine, qui se couche tout habillée de peur du mendiant qui passe la nuit au grenier. Le lendemain, il s'éloigne du hameau et ne revient que lorsqu'il est sûr que la jeune femme est seule. En arrivant, il lui fait toute sorte de passes magiques, après quoi elle serait tombée dans un état de léthargie, pendant lequel il s'est livré sur elle aux «derniers outrages». Joséphine avait conscience de ce qui se passait, mais, «retenue par une force irrésistible», ne pouvait faire aucun mouvement ni pousser un cri, quoique «sa volonté protestât contre l'attentat qui était commis sur elle». Revenue à elle, elle ne cessa pas pour autant d'être sous l'emprise du mendiant et, au moment où il s'éloignait du hameau, «la malheureuse, entraînée par une force mystérieuse à laquelle elle cherchait en vain à résister, abandonnait la maison paternelle et suivait, éperdue, ce mendiant, pour lequel elle n'éprouvait que de la peur et du dégoût».

Trois jours plus tard, le couple rencontre un cultivateur, auprès de qui Joséphine se serait plainte du pouvoir irrésistible que Castellan exerçait sur elle. Elle lui dit : «Amenez la femme la plus forte et la plus grande, vous verrez si Castellan ne la ferait pas tomber.» Le lendemain, ils demandent encore l'hospitalité, et tandis que Joséphine se plaint les hôtes expulsent Castellan. Pourtant, à peine est-il parti qu'elle s'évanouit et il faut le faire revenir pour que la jeune femme recouvre la raison. Ce n'est que quelques jours plus tard qu'on finit par la ramener chez son père, et que leur histoire prend fin. Castellan est arrêté.

C'est alors que s'est posée une véritable énigme juridique. Si, comme les médecins qui avaient examiné Joséphine, on admettait qu'elle avait été victime des pouvoirs hypnotiques du mendiant, celui-ci devait bien être accusé de viol, la jeune femme n'ayant pas consenti. Mais ceci impliquait de reconnaître le pouvoir réel de l'hypnose sur la volonté d'autrui, ce qu'aucun juge n'avait fait jusqu'alors. De plus, même pour nombre de médecins qui croyaient dans l'hypnose, cette technique n'était pas susceptible d'amener les individus à commettre des actes contre leur gré. En somme, pour que Castellan fût considéré un violeur, on devait en même temps reconnaître ses pouvoirs psychiques supérieurs. Dans le cas contraire, on devait admettre que Joséphine Hughes avait décidé de suivre un mendiant estropié de son plein gré cherchant plus ou moins consciemment à fuir l'espace de quelques jours la vie morne et vertueuse qu'elle menait aux côtés de son père.

Pendant le procès, loin de chercher à se dérober à l'accusation, Castellan n'a eu de cesse d'affirmer que les rapports sexuels qu'il obtint de Joséphine avaient eu pour cause non pas la libre volonté de la fille mais la puissance hypnotique qu'il avait exercée sur elle. Durant le réquisitoire du procureur impérial, son étrange hardiesse alla encore plus loin. Il regarda le magistrat fixement et menaça de l'hypnotiser. A la suite de quoi, ce dernier l'obligea à baisser les yeux pour ne pas tomber sur son emprise. Le jury le condamna à douze ans de prison pour viol, et tout le monde fut satisfait. Joséphine d'abord, car sa moralité était sauve, et Castellan ensuite car on reconnut ainsi ses pouvoirs psychiques supérieurs ; enfin, ce fut le triomphe de ceux qui dénonçaient les dangers de l'hypnose. Cette affaire montre les risques que l'on encourt lorsque l'on cherche, comme aujourd'hui, à mettre en prison les gens censés exercer sur les autres une «sujétion psychologique», comme dit la loi, susceptible de les transformer en de purs automates. Car, ce faisant, non seulement on valide la réalité objective de leurs pouvoirs, mais, plus inquiétant, ce sont les juges eux-mêmes qui risquent de se faire ravir pendant les audiences. A qui pourrait-on alors se fier ?

Libération, Marcela Iacub, mardi 12 avril 2005

Commenter cet article