Au bonheur des voleurs d'âmes par Marcela Iacub
Chacun sait que les gens ne sont pas vraiment libres, que nous sommes influencés les uns par les autres, de l'éducation que nous recevons de nos parents jusqu'aux doctrines que nous apprenons, sans parfois nous en rendre compte, des églises officielles. Même les romans exercent, semble-t-il, des effets décisifs sur la vie des gens, poussant ainsi don Quichotte à se livrer à des combats contre des moulins à vent. On sait aussi que ces «presque choix» nous amènent à faire quelques bêtises qu'on regrette plus tard, comme se marier avec une personne qui ne nous convient pas ou suivre des études qui nous déplaisent afin de contenter nos parents.
Mais on dit également, peut-être seulement pour se consoler, que ces bêtises sont aussi des leçons, qu'elles nous révèlent bien des choses sur nous-même, ne serait-ce que l'ampleur de notre naïveté. De plus, parmi ces «presque choix», tout un chacun sait distinguer entre être obligé de donner son sac à un voleur qui vous menace d'un revolver, et s'endetter chez Cartier afin de satisfaire les désirs de diamants d'un beau danseur.
On dit que, dans le premier cas, on ne choisit guère, tandis que dans le second on choisit bel et bien, en dépit des regrets que nous pouvons avoir par la suite. Ces dettes-là sont le prix de notre liberté et nous ne voudrions pour rien au monde que Cartier ne vende plus de bijoux à ceux qui s'endettent pour les acheter. Or il semble que, de nos jours, le fait d'entrer dans une secte ou devenir le patient d'un escroc autoproclamé psychothérapeute ne relève plus de cette bêtise ordinaire ou de ces «presque choix», mais de phénomènes bien plus inquiétants. C'est pour cela que l'Etat s'est senti obligé de réagir dès lors qu'une personne regrette de tels choix.
En 2001 fut créée une nouvelle infraction visant à les faire passer pour des non-choix, afin de punir ceux qui ont poussé à les faire. Cet état de non-liberté est défini par la nouvelle loi comme une «sujétion psychologique» résultant de l'exercice de «pressions graves ou réitérées» ou de «techniques propres à altérer» notre jugement, pour nous conduire à un acte ou à une abstention qui sont «gravement préjudiciables» (art. 223-15-2 du code pénal).
En 2004, une loi visant à réorganiser les psychothérapies s'est inspirée aussi de cette idée de «sujétion psychique» à la suite du controversé amendement Accoyer, même si l'on attend encore les décrets d'application qui rendront compte de sa véritable portée.
Si l'on veut comprendre ce que veut dire cette idée de «sujétion psychologique», il faut prendre la peine de lire Sortir d'une secte de Tobie Nathan et Jean-Luc Swertvaegher, les Empêcheurs de penser en rond (2003). Produit d'un travail au sein du centre Georges-Devereux à Paris-VIII, ces auteurs soutiennent qu'aussi bien l'affiliation sectaire que le fait de suivre des psychothérapeutes charlatans est le résultat d'un phénomène qu'ils qualifient de «vol d'âme» :
«De nos jours, dans une société du contrat social, liant les individus singuliers, que l'on cherche à rendre des "sujets éclairés", des personnes sont capturées au su et vu de leurs familles et des autorités. [...] c'est leur âme qui est objet de convoitise. Leur âme ; ce qui les anime, ce qui en fait des êtres autonomes, mus par leur propre volonté c'est de la capture de cette âme que des organismes aux intentions malveillantes attendent des bénéfices.» Ceci se passe sans qu'«aucune pression psychique, aucune violence susceptible de poursuites judiciaires ne s'exerce sur l'adepte pour obtenir sa conversion. Cela va de soi car ce qu'il faut obtenir de lui c'est son consentement, son désir [...]. Le contraste entre l'assujettissement que perçoivent les proches et la participation à un contrat librement consenti que présente l'adepte constitue l'une des spécificités de ce type de problème.»
Un lecteur naïf pourrait penser que ceux qui partent avec une secte à la recherche de leur «jumeau cosmique» dans une lointaine ville du Mexique, quittant enfants en bas âge, conjoint et travail, ont probablement quelques petits soucis. Mais non ! pensent ces auteurs. Ceci n'est qu'un préjugé de psychanalyste voué à rendre les victimes responsables de leur malheur, disent-ils, leur faisant croire que si elles ont emprunté ces voies, c'est qu'elles «ont des problèmes», et donc qu'à leur manière elles sont responsables de leurs choix. Faux ! Ceci peut arriver à n'importe qui, car la puissance qui s'exerce sur les victimes n'est rien d'autre que de la «sorcellerie», les victimes étant bel et bien possédées. Leur plume ne tremble pas en écrivant cela, bien au contraire. Ils ont le courage que donnent la vérité et la lutte pour la justice. On est donc conduit à se poser la question : pour répondre à cette insécurité psychique grandissante, doit-on espérer que les fameux décrets que l'on attend afin de réorganiser la santé mentale transforment enfin les psychanalystes en exorcistes ?
Qui sait ? Peut-être au moment même d'écrire ces lignes, suis-je complice d'une puissance maléfique. N'est-ce pas ce qu'on disait jadis, aux temps de la chasse aux sorcières, de ceux qui se moquaient des «diableries» ? La vérité sur cela, en tout cas, vous ne la saurez jamais, car il est bien connu que le diable est un sacré menteur.
Libération, Marcela Iacub, mardi 22 février 2005