Eisenstein, Dominique Fernandez
J'ai quelque joie maligne, mais pas méchante, à voir ceux qu'on appelle grands hommes, être sublimés et détachés de leur bas-ventre, retomber gentiment parmi ceux qu'ils méprisaient. J'ai même une satisfaction païenne quand ces grands hommes se posaient comme détenteurs d'une vérité universelle au nom de la Raison historique.
Ils étaient les porte-paroles du prolétariat en marche, et on les découvre impuissants sexuels, homosexuels refoulés et fixés à leur mère. Ils parlaient au nom de tous, mais on retrouve une singularité ; ils étendaient la bannière de la théorie, de l'Idée, mais la hampe tenait au bas de leur ventre. C'est leur rendre justice en vérité que leur faire récupérer, dans l'au-delà d'une gloire mystifiante, leur humanité bien incarnée. Ainsi le grand et sublime Eisenstein.
Il faut louer Dominique Fernandez, d'avoir mis les pieds dans le plat : son travail sort de l'hagiographie communiste, du savant traité d'art cinématographique, ou de l'étude mystifiante d'une œuvre prise sans aucune référence à l'être désirant qui l'a produite. Bien sûr, Fernandez ne tombe jamais dans la sottise étouffante des secrets de l'histoire, où l'on apprend entre deux bâillements le nombre d'amants de Pauline Bonaparte, etc.
Avec cet essai, la vie et l'œuvre du cinéaste se trouvent soumises à une lecture psychanalytique. Auparavant, jamais on ne sortait de l'analyse d'inspiration marxiste ou formaliste.
Eisenstein avait des fantasmes angoissants concernant les images féminines, il méprisait un père démissionnaire et rejetait une mère phallique ; il avait une attirance homosexuelle pour Gricha Alexandrov et Tcherkassov ; il se rendit à l'Institut de Sexologie de Magnus Hirschfeld, hanté par l'idée d'impuissance : il disait alors : « Mes observations m'amènent à conclure qu'à tous égards l'homosexualité est une régression. »
Le fameux personnage d'Ivan le Terrible peut s'interpréter comme un homme en lutte contre une homosexualité latente. On ne peut nier que la problématique homosexuelle soit nécessaire pour rendre compte de la scène du carnaval où Fedor Basmanov se travestit avec le masque de la tzarine morte Anastasie.
Sondant la biographie de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein dont l'enfance est dominée par la forclusion du nom du père, scrutant la thématique et la symbolique de son œuvre, gigantesque métaphore sexuelle, Dominique Fernandez voit, dans l'homosexualité latente du cinéaste, la clé de son œuvre. Travail passionnant que cette psychanalyse qui sort des sentiers rebattus de l'analyse technique ou formelle aseptisées ou sentant la fade odeur de sainteté révolutionnaire.
Brusquement tout ce cinéma social, politique, militant explose de métaphores sexuelles sous le troisième œil, goguenard, de Fernandez.
Page 94, l'auteur écrit : « Il filme la lente, pénible poussée de l'eau à l'intérieur du tuyau de toile, le progressif gonflement du tuyau, puis l'explosion soudaine du jet... cheminement obscur du liquide séminal. » Ce plan du film La grève, comme tant d'autres, montre le travail inconscient du désir refoulé qui ressort sous forme de symptômes ou de signifiés artistiques.
Impossible de résumer cet ouvrage où des questions théoriques sont aussi débattues, comme le statut de la psychobiographie ou le problème de la sublimation. L'auteur a bien raison de dénoncer la supercherie, toute idéologique, que l'idée de sublimation peut véhiculer, et dire que, chez Eisenstein, « la tentative de supprimer l'activité sexuelle en l'utilisant sous forme d'inspiration créatrice avait échoué ».
Le système répressif de l'U.R.S.S. condamnait l'homosexualité, mais aucun des spécialistes du cinéaste par la suite ne fit autre chose qu'étouffer le discours homosexuel latent du père d'Octobre. C'est pourquoi il faut être reconnaissant à Fernandez de ce dérangeant essai pour les bien-pensants.
■ Eisenstein, Dominique Fernandez, Éditions Grasset, 2004, ISBN : 2246027624
Du même auteur : L'amour - Signor Giovanni - Jérémie ! Jérémie ! - La gloire du paria - L’étoile rose - Eisenstein - L'école du Sud - Dans la main de l'ange - Porfirio et Constance - Porporino, les mystères de Naples