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Le baiser sur la bouche au Moyen-Age par Yannick Carré

Publié le par Jean-Yves Alt

L'étude des textes montre que l'amitié entre hommes et femmes ou entre femmes atteint sans doute rarement le degré de l'amitié entre hommes, lien qui s'harmonise et souvent se confond avec l'amitié vassalique. Essayons donc maintenant de mieux cerner ce que fut cet « amour » entre hommes.

La nature de l'amitié masculine

Le mot « amitié » dans son acception contemporaine a un sens trop faible pour exprimer réellement l'attachement entre Ami et Amile. En fait, il s'agit véritablement d'amour, une forme d'amour particulière à la civilisation médiévale, tout comme les gestes qui la manifestent : les baisers sur la bouche, mais aussi sur le menton, le nez, etc. Une chanson contemporaine de notre version d'Ami et Amile, Guillaume le Maréchal, rédigée vers 1230, raconte l'histoire vraie d'un chevalier glorieux mort en 1219 : le mot amour n'y intervient qu'à propos du sentiment qu'entretiennent entre eux les hommes (1). Dans les chansons de geste, genre littéraire épique, le monde masculin possède presque toujours l'exclusivité de l'amour. Cet amour viril caractérise les sociétés masculines et guerrières ; on pense à la Grèce antique bien sûr, mais plus près de nos héros, d'autres civilisations : celte, germanique, romaine ont connu semblable phénomène (2). L'amitié des chevaliers du Moyen Age perpétue cette tradition. Elle s'accorde parfaitement avec la tradition chrétienne de l'amitié, moyennant quelques aménagements et quelque tolérance. L'amitié masculine médiévale est donc une affection très profonde, doublée d'une fidélité à caractère sacré. Cette amitié est véritablement un amour. Si cet amour possède des qualités spécifiques, il se montre très proche de ceux qui ont régné dans les sociétés où le Moyen Age plonge ses racines. Il prédomine très nettement sur l'amour entre homme et femme au moins jusqu'à la fin du XIIe siècle, dans la société aristocratique. Reste à savoir si cet amour impliquait des rapports intimes.

Des relations charnelles ?

Nombre d'historiens très érudits se montrent totalement réticents ou très réticents à envisager des relations d'amour physique entre les chevaliers ou entre seigneurs et vassaux. Ainsi, à propos de l'amitié entre Galehot et Lancelot, Huguette Legros écrit :

« ... lorsque Galehaut apprend la fausse nouvelle de la mort de Lancelot, il ne se lamente pas, il se laisse mourir, commettant ainsi le péché suprême [celui de désespérance]. Certes le caractère passionnel de cette amitié peut nous faire songer à une attirance homosexuelle, sublimée par une attitude d'abnégation totale, mais ce serait là une projection de critères modernes et le propos de l'auteur, si l'on s'en tient au texte, est de nous faire sentir le caractère exceptionnel de ce sentiment dans son intensité et dans sa signification. Ne disposant plus d'un vocabulaire propre à l'amitié, il est obligé, pour suggérer la force de cet attachement, d'employer des termes devenus spécifiques à l'amour. » (3)

Je répondrai à cette opinion en m'attachant aux deux points soulignés dans la citation :

■ Il est faux de dire que l'auteur du Lancelot en prose ne disposait plus, vers 1220, « d'un vocabulaire propre à l'amitié » : si au cours du XIIe siècle le vocabulaire de l'amitié (c.-à-d. de l'amour) virile a effectivement été employé progressivement pour qualifier l'amour entre homme et femme, rien ne permet d'affirmer que ce vocabulaire, au XIIIe siècle, s'applique uniquement à cette dernière forme d'amour (au contraire). (4)

■ Quand l'auteur parle de « projection de critères modernes », je crois que c'est elle qui tombe dans ce piège, en appliquant aux XIIe -XIIIe siècles une vision de la réalité conforme à la morale « bien-pensante » du XXe siècle. Je ne vois pas en quoi l'hypothèse d'une « attirance homosexuelle » de Galehaut pour Lancelot serait « une projection de critères modernes ». L'homosexualité serait-elle un apanage du XXe siècle ? Que seraient alors devenues les amours anciennes des solides guerriers grecs, romains, celtes et germains ? (2)

Huguette Legros est victime de ses préjugés mais aussi d'une vision puritaine de la chevalerie, qui remonte à Léon Gautier. Lorsque ce très grand historien a écrit son magnifique ouvrage intitulé La Chevalerie, en 1884 (2e éd. revue, 1895), il y a exposé une vision « idéalisée » de la chevalerie qui correspondait à sa propre philosophie, un catholicisme militant, ouvriériste et très austère quant à la sexualité. On connaît d'autre part l'aversion profonde du XIXe siècle pour les affinités entre personnes du même sexe. Léon Gautier nous décrit donc des chevaliers unis par une profonde amitié certes, mais qui en aucun cas ne saurait avoir des résonances homosexuelles. Les chevaliers de Léon Gautier sont tellement preux et chastes que beaucoup s'abstiennent même de l'amour des femmes. Ils se satisfont des « joies pures » d'une « chaude amitié virile », grand réconfort d'une existence qui les tient parfois longtemps éloignés de la chambre des dames.

Il est curieux de constater que le terme homosexuel, malgré son apparence ancienne, a été forgé dans les années mêmes où Léon Gautier rédigeait son œuvre. Ce vocable bâtard, formé du préfixe grec homo (« le même ») et du mot latin sexus (« sexe », « les organes sexuels »), a été inventé par des psychologues allemands vers 1885. Il s'est ensuite introduit dans la langue anglaise (1ères attestations 1891, 1897) puis dans la langue française (1ère attestation 1907 ?) pour obtenir au cours du XXe siècle un immense succès (cf. J. Boswell, Christianisme, tolérance..., p. 70). L'homosexualité était déjà un péché, une maladie de l'âme, les médecins du XIXe siècle en font une maladie physiologique, mentale ou, au minimum, le résultat d'un « complexe d'Œdipe » mal résorbé (cf. Sigmund Freud). […]

Terminons sur ce point avec quelques arguments en faveur de l'existence d'un amour charnel entre chevaliers, sans pour autant faire des relations physiques une règle absolue, valable pour chaque histoire d'amitié masculine rencontrée dans les sources. Ce serait tomber dans l'excès inverse des conceptions moralistes dénoncées ci-dessus. Lorsque très souvent, les chansons de geste et les romans mettent en scène deux chevaliers qui courent l'un vers l'autre pour s'embrasser, on ne peut éviter de penser au cliché que constitue cette action – effectuée par un homme et une femme –, dans nos actuels « films d'amour ». Entre la chanson d'Ami et Amile au XIIIe siècle, et le film « Un homme et une femme » au XXe siècle, n'y a-t-il pas un formidable glissement ? Je le pense d'autant plus que le déshabillage (partiel) qui suit parfois la rencontre afin que les chevaliers puissent se baiser à leur aise, rappelle lui aussi l'amour vu par le cinéma.

Pour faire preuve d'amitié, on boit dans la même coupe, on se baise sur la bouche, mais on se prend également par la main. Tristan procède ainsi avec Perinis, jeune messager d'Yseut : « Il dui se tiennent par les mains. » (Tristan de Béroul, v. 3296). De nos jours, deux hommes qui s'accueilleraient ainsi ne manqueraient pas de susciter des interrogations quant à la nature exacte de leurs relations. Plus probant encore : partager son lit avec son ami constitue la plus haute marque d'amitié (5), c'est aussi l'un des plus grands honneurs accordé par le seigneur à son vassal. La première fois que Galehot couche avec Lancelot, le géant entre dans le lit à l'insu de son ami : il ne sait pas si le beau héros l'aime d'un si grand amour que le sien. Quand Lancelot meurt, il est enterré auprès de Galehot, (comme Ami l'est auprès d'Amile à Mortara). Le vœu le plus cher de Galehot se trouve ainsi exaucé pour l'éternité. Dans leurs poèmes, les troubadours désignent souvent la dame non par son prénom mais par un « senhal », un nom de code masculin : « Bel Archer », « Beau Paraître », « mi compainz », « mi Dons » (« mon seigneur »), etc. (6). Dans la société féodale, enfin, tout concourt à exalter l'amitié chevaleresque à son plus haut degré : tant les structures sociales que les modalités de la vie pratique : – le partage des pouvoirs et des biens laisse vieillir, dans une condition précaire, la majorité des bacheliers, leur principal réconfort réside moins dans les largesses aléatoires du seigneur ou les jeux du tournoi que « dans la solidarité d'une classe d'âge, dans cette amitié qui est une vertu majeure... » (J-Ch. Payen, Litt. française, p. 77) ; – la nuit, dans le château seigneurial, en dehors de l'épouse et des filles du seigneur (en chambre close), il n'y a presque que des hommes. Chevaliers et vassaux, quand ils sont mariés, n'amènent pas leurs femmes avec eux. Tous les mâles dorment dans une grande promiscuité. Tous les mâles, c'est-à-dire tant les adultes que les jeunes garçons et les adolescents qui effectuent leur apprentissage guerrier. « Les couches, dans lesquelles on se glisse en général nu, accueillent couramment deux ou trois personnes et même plus ! » (7)

Au fur et à mesure des recherches, il devient clair à mes yeux que l'amitié masculine médiévale procède d'une forme originale d'amour véritable que le monde actuel a perdu. Les rites d'amitié : se prendre par la main, mais surtout se donner des baisers et partager le même lit (modèles des rites courtois ?) avaient l'avantage de permettre à cet amour, lorsqu'il était de surcroît charnel, une grande liberté dans l'intimité. Pour autant, qu'il s'agisse d'une telle amitié entre « bacheliers » ou entre un « jeune » et son « seigneur », on ne devrait pas employer le terme d'homosexualité, ce mot classe les individus uniquement en termes d'attirance sexuelle et ne rend pas compte des niveaux affectif, intellectuel et spirituel que peut comporter la relation entre deux personnes du même sexe. Cela revient à appliquer au monde médiéval une catégorie rétrécissante et anachronique, produit du XIXe siècle finissant, sans tenir compte du contexte de l'époque.

Conclusion

A la fin du Moyen Age, l'amour viril qui régnait au sein de la noblesse des XIIe-XIIIe siècles devient minoritaire. Le baiser était l'emblème par excellence de cet amour qui unissait la caste chevaleresque dans une caritas spécifique, comparable à celle prônée par les clercs. Le baiser entre chevaliers était un parallèle du « baiser de paix » rituel échangé entre clercs en maintes occasions. Aux XIVe-XVe siècles, un sentiment moins puissant remplace peu à peu « l'amour entre hommes » : l'amitié, prise dans son sens actuel. En même temps, une autre forme d'amour concurrence puis surclasse l'amour chevaleresque : l'amour entre homme et femme. Fin de la spécificité guerrière d'une caste ? montée progressive de la femme ? normalisation de l'amour sur un modèle unique homme-femme ? : les tenants et les aboutissants de l'évolution de l'amitié demeurent pour le moment dans l'ombre.

in Le baiser sur la bouche au Moyen Age - Rites, symboles, mentalités, à travers les textes et les images, XIe-XVe siècles, Yannick Carré, Editions Le Léopard d’or, 1992, ISBN : 2863771132, pp. 143 à 148


(1). Cf. Georges Duby, Guillaume le Maréchal, p. 60 ; il ajoute : « dans sa vérité sociale, l'amour que nous disons courtois fut une affaire d'hommes, de honte et d'honneur, d'amour – dois-je me contraindre à parler plutôt d'amitié ? – viril. »

(2). Voir l'ouvrage très érudit de Bernard Sergent, L'homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Paris, Payot, 1986.

(3). Huguette Legros reprend ici l'opinion erronée développée par Jean Frappier dans son article « Le personnage de Galehaut dans le Lancelot en prose » (in Amour courtois et Table Ronde, Genève, Droz, 1973). Christiane Marchello-Nizia a donné une excellente critique de cet article dans « Amour courtois, société masculine et figures du pouvoir », Ann. E.S.C., 1981, n° 6, p. 969-982 (cf. p. 975-977) ; où elle ouvre la voie d'une nouvelle interprétation de l'amour courtois et de l'amitié chevaleresque.

(4). Le lecteur pourra s'en assurer par lui-même en lisant le Lancelot en prose, trad. A. Micha (éditeur du texte original), 2 vol., coll. 10/18 ; ou la Queste del saint Graal (ca. 1220-1230).

(5). Ainsi, lorsque Jean sans Peur et Louis d'Orléans se réconcilient à l'automne 1405, « Souvent d'illec en avant burent, mangèrent et couchèrent ensemble. » Cf. A. Coville, Histoire de France (Dir. E. Lavisse), Tome IV, 1, p. 330.

(6). Cf. Sylvette Rouillan-Castex, « L'amour et la société féodale », Revue Historique, tome 272, n°552, oct.-déc. 1984, p. 295-329 ; loc.cit., p. 314-315.

(7). Sylvette Rouillan-Castex, art. cit. p. 319 et 324. Pour un exemple littéraire voir Parzival, trad. fr., coll. 10/18, p. 52. J. Flori, plutôt réservé quant aux relations charnelles entre chevaliers, écrit : « Cette possibilité n'est pas à exclure ; elle l'est d'autant moins que la promiscuité masculine, inévitable dans les cours seigneuriales, faisait vivre les chevaliers dans un univers presque totalement masculin. » (Compte rendu de Guillaume le Maréchal, C.C.M., XXX, 1987, p. 372).


Lire aussi : Quand les chevaliers s'embrassaient sur la bouche par Claude Gauvard


Didier Godard a aussi traité de cette question dans son ouvrage « Deux hommes sur un cheval » (L'homosexualité masculine au Moyen Âge – H&O éditions, 2003, ISBN : 2845470665).

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