Pier Paolo Pasolini : Ça allait mieux de mon temps !
Cette façon de s'arrêter à l'apparence, ce cri déconcertant contre une réalité qui changeait, inexorablement, au point, disait-il, qu'on ne pouvait plus distinguer, par leurs vêtements ou leur coiffure (il avait en horreur la mode des cheveux longs) un garçon de droite d'un garçon de gauche, puisque le système de la consommation faisait désormais de tous le même – cette fixation le portait à des provocations toujours plus dangereuses, et à une nostalgie de l'humble Italie paysanne qui finissait par devenir une exaltation de l'époque fasciste, opposée, dans son caractère rural, à l'Italie démocrate-chrétienne victime du développement, et responsable du génocide : et donc bien plus fasciste encore que les anciens fascistes.
Lisons plutôt le début du compte rendu d'Un po'di febbre (Un peu de fièvre) (1973) de Sandro Penna ; ce n'est pas un hasard si nous le trouvons, ce compte rendu, inséré dans Ecrits corsaires – alors que presque aucun autre n'y est inséré, de tous ceux qu'il écrivit dans son retour progressif des dernières années à la littérature ; lisons donc :
« Quel pays merveilleux était l'Italie pendant la période fasciste et tout de suite après ! La vie était telle qu'on l'avait connue enfants, et elle est restée inchangée pendant vingt à trente ans ; je ne dis pas ses valeurs – c'est un mot trop élevé et trop idéologique pour ce que je veux simplement exprimer – mais les apparences semblaient dotées du don de l'éternité... Maintenant que tout est hideux et envahi d'un monstrueux sentiment de culpabilité – et que les jeunes, laids, pâles, névrotiques, ont rompu l'isolement auquel les condamnait la jalousie de leurs pères, et ont fait irruption, stupides, présomptueux et ricanants, dans le monde, se l'appropriant, et contraignant les adultes au silence ou à l'adulation – une nostalgie scandaleuse est apparue ; celle de l'Italie fasciste, détruite par la guerre... »
En somme, la morale du « on allait mieux quand on allait moins bien », que nous a sortie Arbasino, dernièrement. Le sentiment de culpabilité n'était-il pas celui qui dévorait Pasolini ? Et ne se rendait-il pas compte qu'il projetait, dans cette période tragique de l'histoire italienne, son enfance, heureuse peut-être, son enfance dorée comme toute enfance bourgeoise : vécue dans le souvenir, dans une sorte de temps mythique ? Pasolini ne voulait pas grandir ? Il oubliait les vers de Sandro Penna – « La jeunesse n'est rien d'autre peut-être / qu'aimer toujours les sens et ne s'en pas repentir » – et il ne savait pas faire son autocritique, il ne parvenait pas à se considérer comme vraiment vieux et désormais éloigné de cette jeunesse où la force sexuelle est tellement forte qu'elle vous fait oublier tous les autres problèmes, et où le sexe est le sexe. Il idéalisait, maintenant que sa force sexuelle avait diminué, le moment sacré, provisoire, passager, de son enfance et de son adolescence, et croyait ne plus se trouver qu'en face de garçons monstrueux et avides. Finalement, comme pour Arbasino, cette attitude est la même – mis à part le manque de culture – que celle d'une brave grand-mère qui aurait dit, ou dirait : « Ça allait mieux de mon temps », ou « Il n'y avait ni drogue ni délinquance », et « Les enfants obéissaient à leurs parents », les filles « restaient à la maison, elles ne sortaient pas le soir »...
Dario Bellezza
in « Mort de Pasolini », éditions Persona, 1983, ISBN : 2903669112