Le temps voulu, Yves Navarre
« J'ai quarante ans. Je vis à Paris. J'aime les garçons. Je suis professeur de lettres. Et je connais trop les manières littéraires pour ne pas me méfier, d'entrée de texte, de tout ce qui pourrait ici parader quand je ne veux que passer au plus simple, au plus vrai, aller droit au but, ce garçon. Parce que je l'ai aimé. Trop, trop bien, trop mal, on verra. Et parce que je l'aime encore. Mais l'ai-je vraiment connu ? » (p. 8)
Voilà donc la trame établie : un beau jour, Duck entre dans la vie de Pierre Forgue et tout est bouleversé : l'amour fracasse autant qu'un ouragan.
Deux hommes reliés l'un à l'autre par un flexible fil ténu ; sur un coin de bureau, du papier et des stylos : il ne reste plus aux deux anges de Navarre qu'à vivre leur histoire d'amour, pour qu'enfin celui qui reste, les ailes un peu meurtries, prenne le stylo et fasse éclore son roman d'amour.
Car c'est bien d'un roman d'amour qu'il s'agit. Pour avoir trop souvent rêvé sur le mot « amour », Pierre se laisse bercer par les évocations du mot « roman ».
La page de garde nous prévient :
« Un roman ne se raconte pas, il se vit. À chacun son émotion, des bruits de pas dans les aiguilles de pin. » (p. 5)
Dès lors, une pluie de questions éclabousse le lecteur : pourquoi écrit-on ? C'est quoi, au fond, la littérature ? Quand choisit-on d'écrire ? Comment est-ce qu'on commence, où s'arrête-t-on ? Vaut-il mieux vivre sa vie ou la rêver ou l'écrire ?
Que d'ambiguïtés ! Elles ne font pas, du reste, le moindre intérêt de ce roman. La figure de style la plus éclatante n'est-elle pas, chez Yves Navarre, la prétérition : car écrire qu'on ne veut pas écrire pour « faire de la littérature », c'est encore de la littérature...
« Le temps voulu » est le roman de la solitude : celui qui aime est seul ; Pierre est seul en face de Duck, en face de tous les autres. Il n'y a pas de dialogue amoureux, seulement une parole, qui murmure, roucoule et se brise. C'est l'écriture, qui commence là où précisément l'Autre n'est pas ; là où elle ne peut plus l'atteindre, lorsque tout est fini : « Et tout commence vraiment quand tout se termine. »
« Le temps voulu » est le roman de l'attente : attendre celui qui est toujours parti... Mais il faut bien vivre : l'attente alors s'organise, se construit en gestes mécaniques (arroser les fleurs, faire les courses, préparer les cours du lendemain). Elle est devenue une suite de moments mornes et impitoyables, détachés, cruellement observateurs. Pierre observe ceux qui n'attendent pas, Ruth, John, Betsy, et tous les autres, ces fantoches. Et c'est bien là tout l'amour.
« Le temps voulu » est le roman de l'absence : Duck est l'être de fuite, son signe est celui de l'air. C'est un oiseau migrateur ; chaussé de légères sandales, le bagage mince el les cheveux au vent, il vole, il s'envole perpétuellement. Pierre est un sédentaire ; il voyage bien peu, de Paris à Peyroc, de Peyroc à Paris, ses racines sont profondes. Il scrute le ciel en vain, l'absence perpétuelle : Duck est toujours absent, même quand il est là.
■ Le Temps voulu, Yves Navarre, Éditions Flammarion, 1979, ISBN : 208064226X
Quelques ouvrages d'Yves Navarre : Biographie - Ce sont amis que vent emporte - Fête des mères - Hôtel Styx - Le jardin d'acclimatation - Kurwenal ou la part des êtres - L'espérance de beaux voyages - Louise - Le petit galopin de nos corps - Premières pages - Une vie de chat - Romances sans paroles - Les dernières clientes [Théâtre] - Portrait de Julien devant la fenêtre - Le temps voulu - Killer - Niagarak - Pour dans peu