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Sexe et liberté au siècle des Lumières, Théodore Tarczylo

Publié le par Jean-Yves Alt

Théodore Tarczylo montre dans cet essai que l'élévation de la masturbation au rang de perversion suprême au XVIIIe siècle est une donnée majeure dans la révolution des valeurs sexuelles qui s'est opérée alors.

La masturbation, aujourd'hui, n'est plus qu'une « perversion » de seconde zone. Du début de notre ère jusqu'au XVIIe, elle a connu une vie discrète jusqu'à ce que la voix des spécialistes du corps s'élève et couvre celle des spécialistes de l'âme. La masturbation est devenue « le mal qui répand la terreur », l'invention d'une « maladie » de bout en bout culturelle.

Théodore Tarczylo ne s'est pas demandé si l'on se masturbait alors plus ou moins qu'aujourd'hui, mais pourquoi de péché parmi d'autres péchés, la masturbation fut pensée comme un péché, une maladie.

■ Dans une première partie, l'auteur expose les valeurs dont se réclamaient le clergé et le médecin. Il souligne les continuités et les ruptures entre les deux modèles de pensée :

« Pour le médecin comme pour le théologien, qu'est-ce que savoir, sinon mesurer l'écart entre un état originel idéal et l'actuel état de la déchéance ? Qu'est-ce que guérir, sinon proposer un art de vivre qui permette de retrouver la félicité perdue ? Le médecin reste prisonnier du système de la chute et du salut. En refusant le recours au péché originel, il a d'ailleurs quelque difficulté à intégrer le mal dans son système propre, car en faire une réalité immanente à la nature, c'est refuser toute liberté à l'homme. D'où cette constante oscillation entre deux options contradictoires : selon l'une, le mal est en effet inscrit dans les corps (et particulièrement celui de la femme) ; selon l'autre, plus optimiste, c'est par ignorance que l'homme compromet l'équilibre de la nature. Quoi qu'il en soit, le corps et le sexe ne sont que les prétextes d'un affrontement entre deux conceptions du drame existentiel. Le regard que pose le médecin sur les organes, le « réalisme » du discours scientifique ne doivent pas faire illusion : c'est toujours en termes de salut (un salut qui sans doute n'implique plus la conformité à un message transcendant) que se pose pour lui le destin du corps. En ce sens, mais en ce sens seulement, on peut admettre l'idée de continuité. » (pp. 94/95)

■ Dans une seconde partie, l'étude du concept de « péché de mollesse » (terme désignant la masturbation) précède l'histoire de la littérature anti-masturbatoire dont le chef de file fut le Docteur Tissot :

« L'exemplarité du récit […] ne réside pas uniquement dans l'utilisation emphatique de l'horreur ; plus précisément, celle-ci témoigne d'une nouvelle dimension de la thérapeutique et du rôle social du médecin. La masturbation est une maladie "plus ravageante peut-être que la petite vérole" ; la réduire à quelques cas pathologiques serait donc une lourde erreur. C'est un véritable fléau qui relève de l'épidémiologie. La déstabilisation de l'ordre social apparaît à différents niveaux. L'activité des masturbateurs trouble d'abord la division des sexes. Les jeunes gens se dévirilisent : "Ils deviennent pâles, efféminés, engourdis, paresseux, lâches, stupides, et même imbéciles" ; quant aux jeunes filles, nombreuses sont celles qui de masturbatrices deviennent tribades, s'emparant ainsi "des fonctions viriles". Fait grave : comme avec prédilection le fléau s'abat sur la jeunesse. Il dissipe ses forces et compromet irrémédiablement sa croissance comme son avenir social. […] Conjointement à la thérapeutique proprement médicale, destinée à l'individu, Tissot ébauche donc une thérapeutique « sociale » qui permette de repérer, puis d'enrayer le fléau et qui repose sur la connaissance des lieux, des moyens et des signes de la contagion. Les lieux privilégiés de l'infection sont naturellement ceux qui regroupent la jeunesse : écoles, collèges et universités. Un seul élément perverti peut contaminer l'ensemble. » (pp. 123/124)

■ Dans la troisième partie, l'auteur tente d'expliquer cette campagne hystérique anti-masturbation reprise par les « philosophes ». Pour cela, il étudie L'Émile de Jean-Jacques Rousseau, synthèse du discours pédagogique de l'époque :

« Pour le médecin, la puberté est l'indice d'une indubitable capacité d'engendrer ; pour le philosophe, elle autorise l'entrée dans le monde. Pour tous deux, elle marque l'accession à l'âge d'homme, c'est-à-dire à la plénitude des facultés propres à l'espèce. Dès lors, l'enfance n'est qu'un état d'imperfection transitoire qu'il faut se hâter de franchir. Le théologien place la ligne de partage ailleurs : entre la vie et la mort. Le péché originel rabaisse la vie au statut d'une longue enfance. Dans le long apprentissage du salut, dès la naissance entrepris, pas de rupture décisive. La puberté n'est qu'un palier. L'occasion sans doute de nouveaux péchés, et plus graves ; l'occasion par là de mesurer sa valeur, en optant pour le mariage ou la cléricature. En aucun cas aboutissement. Mais ce sera chez le théologien une même hâte, et peut-être plus vive encore, à brûler les étapes. » (p. 215)

« Dès lors, le pédagogue se hâte avec lenteur. Si l'objectif de la méthode est de retarder (et non empêcher), c'est afin que puisse éclore la conscience de la règle morale ; le pédagogue ne peut que rejeter le schéma binaire du philosophe et du théologien pour lui substituer un schéma ternaire : le corps, la raison, la morale. » (p. 215)

L'un des mérites de Tarczylo est de prolonger son travail d'historien par une réflexion sur le discours actuel tenu par les « psys » et les sexologues :

« Dans l'échelle des expériences sexuelles, l'acte solitaire, jugé incomplet et rudimentaire, n'a droit qu'à une bienveillance mesurée. Quant au masturbateur adulte, le sexologue le voue à l'anormalité la plus humiliante : celle de l'immature. L'homosexuel, s'il provoque la crainte, le refus ou la colère, trouve parfois, dans la violence même de ces réactions, une sorte de légitimation, de valorisation compensatrice ; le masturbateur, lui, n'a d'autre refuge que dans le silence... » (p. 21)

La masturbation reste une pratique inavouable par excellence. On en rit, mais on ne l'avoue pas.

Cette plongée dans l'histoire a le grand mérite d'éclairer le présent en démystifiant « l'objectivité » du médecin. L'éthique médicale est nourrie d'une idéologie, d'une morale où convergent « ordre de la nature » et « éducation judéo-chrétienne ».

■ Sexe et liberté au siècle des Lumières, Théodore Tarczylo, Éditions Presses de la Renaissance, Collection « Histoire des Hommes » dirigée par Évelyne et Maurice Lever, 1983, ISBN : 2856162568


Lire l’introduction, la conclusion et le sommaire de cet essai

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