Quand les langues emmêlent l'amour
En français, on aime Dieu, son amant et le gâteau au chocolat. En anglais, on fait au moins la différence entre like et love. En grec, on distingue aussi très nettement deux manières d'aimer, eran et philein […]. Ce n'est ni le type d'objet qui est d'abord en question, ni l'intensité de la relation, mais sa symétrie.
■ Avec aimer-eran, il y a un amant et un aimé, un actif et un passif, inégalité et dissemblance qui déterminent toute une érotique de la philosophie : Platon, son maître Socrate, l'ascèse pédérastique, la verticale qui mène d'un beau corps à la Beauté en soi, et le philosophe-roi.
■ Avec aimer-philein, il y a en revanche ressemblance, égalité ou, à défaut, commensurabilité des rôles : Aristote étend la réciproque caractéristique de l'hospitalité (un hôte et son hôte) à toutes les relations éthiques et politiques, de la piété filiale à l'amour conjugal, et de la confiance en affaires à l'accord entre les citoyens.
Platon fait du philein une espèce possible de l'eran, alors que, pour Aristote, c'est la philia qui est générique. On comprend qu'avec notre «aimer» pour ordinaire munition, un dialogue comme le Lysis par exemple, où Socrate voudrait tant pour séduire qu'on prît son eran pour du philein, ou bien les livres VIII et IX de l'Ethique à Nicomaque, qui disent la philia dans son amplitude, risquent à tout moment d'être inintelligibles en traduction. […]
Extrait d’un article de Libération, Barbara Cassin interrogée par Robert Maggiori, 7 octobre 2004, «Quand les langues s'emmêlent»
■ À CONSULTER : Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Barbara Cassin, Seuil/Le Robert, 1 534 pp., ISBN : 2020307308
L'un des problèmes les plus urgents que pose l'Europe est celui des langues. On peut choisir une langue dominante, dans laquelle se feront désormais les échanges, ou bien jouer le maintien de la pluralité, en rendant manifestes le sens et l'intérêt des différences. Ce Vocabulaire s'inscrit dans la seconde optique. Il a l'ambition de constituer une cartographie des différences philosophiques européennes, en capitalisant le savoir des traducteurs.