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Jésus La Caille, Francis Carco (1914)

Publié le par Jean-Yves Alt

Une visite du Montmartre, dans les années précédant la Première Guerre mondiale, mais il ne s'agit pas vraiment d'une visite touristique... puisque Francis Carco met en scène des prostitués masculins.

Jésus la Caille, à peine sorti de l'adolescence, est un jeune proxénète homosexuel : « cambré, les yeux brillants, la bouche frottée de rouge, […] toute son allure exprimait la joie nerveuse qu'il avait à se sentir jeune, amoureux, fringant et désirable » (Première partie, chapitre I).

Bambou, l'ami de Jésus la Caille, est arrêté par la police des mœurs. Il a été donné par le Corse. Privé de sa plus tendre affection, la Caille, se désespère ; il a peur d'être pris à son tour. Il se voit déjà entraîné, comme Bambou, dans une odieuse machination et il ne peut compter sur personne ; ses petits amis de bar sont, entre eux, jaloux et quant aux maquereaux, comme le Corse, il sait qu'ils sont toujours contre les gigolos. Fernande, la femme du Corse, réconforte Jésus :

« — Mon gosse !

Et, lentement

— Qu'est-ce que t'as mis dans tes mirettes !...

C'est vrai qu'elle était ivre, mais d'une tendresse si chaude qu'il dut l'embrasser sur la bouche au grand émoi de tout le groupe.

— Petite vache, avoua-t-il.

— Tiens, soupirait Fernande, j'ai peur que tu m'aimes jamais comme t'aimes Bambou.

— Tais-toi. Bambou, c'est mon homme et j'le dirais même devant l'Corse.

— Tu l'dirais !

Elle admira son audace, un instant, puis à voix basse :

— Dis pas ça, mon gosse... Il t'briserait comme Bambou, comme il veut tous vous briser, qu'il assure. Tu l'connais pas, la Caille. Il peut pas sentir les mignards. Il voit rouge. Des fois, quand il apprend qu'une femme a trompé son homme avec une tante, c'est lui qui s'trouve comme cocu et qui veut s'venger. Ah ! si la Police n'y f'rait pas d'soucis, alors, tu l'verrais. Elle s'abandonna tout à fait.

— Toi, y a longtemps, la Caille et j'dois te l'dire, et j'voulais et j'voulais pas, mais il te vise et j'peux pas savoir comment qu'il s'y prendra. L'coup d'Bambou, à l'hôtel, avec Mina, c'est d'lui. Méfie-toi. J'suis folle, petit homme, à c'tte idée. J'suis ta femme. Où tu voudras qu'on aille, j'irai, j'travaillerai, j'f'rai du pèze et je t'en lâcherai pour qu'on soit rien qu'nous deux et la belle vie d'amour. » (Première partie, chapitre IV)

Le Corse sera lui aussi dénoncé et arrêté. Fernande sera la première femme de la Caille ; elle le quittera pour Pépé-la-Vache. Quand le Corse sortira de prison, il tuera Pépé et Fernande s'accusera du meurtre.

Les scrupules n'étouffent guère Jésus-la-Caille puisqu'il se console de la perte de son homme, Bambou, entre les bras de son propre jeune frère, la Puce. Peu lui importe, du moment qu'on travaille pour lui. Car lui, il a arrêté d'offrir sa grâce adolescente et ses boucles blondes. Il se ronge les sangs, oisif, en fumant des cigarettes et se demandant qui il est et qui il aime vraiment.

Bien sûr, « Jésus la Caille » a beaucoup vieilli. Montmartre n'est plus « cet enfer bigarré, où les, les souteneurs, les pisteurs, les camelots, les bohèmes, les gigolos et les filles se heurtent, se décrient et se mêlent » (Deuxième partie, fin du chapitre III). Pourtant ce roman reste un document intéressant sur le Paris interlope du début du siècle dernier.

Le lecteur est transporté dans un monde nouveau, où des lois qui ne lui sont pas familières dirigeaient la destinée d'individus pittoresques ou tragiques : un prostitué était mal vu, il était méprisé par les caïds et donc particulièrement exposé aux règlements de comptes. Dans ce milieu machiste où l'on aimait affirmer sa brutalité, le prostitué était soupçonné d'être un donneur et on ne lui faisait pas confiance. Paradoxalement, c'était lui qui était souvent dénoncé à la police par des voyous qui voulaient se faire bien voir :

« Il [Pépé-la-Vache] connaissait la haine instinctive du Corse pour le couple équivoque et, comme le Corse, il détestait Bambou, la Caille et ceux de leur espèce mais ne le montrait point. Tout prudence, au contraire, il favorisait à Montmartre l'action de la police qu'il flétrissait afin d'affirmer des sentiments violents alors que, dans les bars, on déclarait : "Mort aux bourriques et mort aux tantes !" » (Première partie, chapitre I)

Ainsi, souvent, le gigolo était une victime désignée, sacrifiée sans remords, rejetée par le milieu dans lequel il évolue.

L'écriture de Francis Carco, par son goût des complicités à demi consenties et par son désir d'assister à des actes troubles, est celle d'un témoin enflammé. C'est la passion qui dégrade les personnages qui n'offrent aucune résistance au mal : ils vivent d'une vie instinctive et sont confinés par leurs occupations dans un monde clos qui brise leur énergie. Entre le bar, le trottoir et la chambre d'hôtel, ils ne trouvent du plaisir que dans les stupéfiants, l'alcool, ou dans une servitude sans restriction envers celui ou celle qui émeut leur chair lassée.

« Jésus la Caille » in Francis Carco de Francis Carco sous la direction de Jean-Jacques Bedu et Gilles Freyssinet, Éditions Robert Laffont/Bouquins, 2004, ISBN : 2221101928


Lire aussi : Les « jésus » par François Carlier (1887)

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