La quête érotique de Constantin Cavafy
En 1933 mourait Constantin Cavafy. D'origine grecque, il est un des plus grands poètes du XXe siècle. Son œuvre constitue une extraordinaire sociologie poétique de la drague. C'est à Alexandrie, en Egypte, dans le quartier grec de la grande cité méditerranéenne, que Cavafy est né en 1863.
Il y mourra, ne l'ayant guère quittée sinon pour quelques années de son adolescence où il vit à Londres et un voyage en Grèce à la fin de sa vie. Sa vie sociale sera celle d'un modeste employé, ponctuel, à la situation matérielle souvent précaire. Il est décrit parcourant inlassablement le quartier grec d'Alexandrie - ruelles étroites, lieux louches, souvent sordides - ou assis aux terrasses des cafés. Une vie qui semble jusqu'au mythe revendiquer avec arrogance l'absence d'événements, de projets, d'ambitions. Comme si rien ne devait le distraire de son regard : l'amour le plus voluptueux des garçons et de l'écriture. Avec cette impersonnalité que porte son œuvre, voilà peut-être le détachement le plus exemplaire de l'hédoniste.
DANS LA RUE
Son visage sympathique, un peu pâle, ses yeux bruns légèrement cernés. Il a vingt-cinq ans, mais il en paraît plutôt vingt. Ses vêtements ont je ne sais quoi de bohème : quelque chose dans la couleur de la cravate, la forme du col. Il marche sans but dans la rue, comme hypnotisé encore par le plaisir défendu - le plaisir entre tous défendu qu’il vient d’obtenir.
Constantin Cavafy (page 129)
Roland Barthes disait de l'acte de la drague qu'il était «un acte qui se répète mais dont le contenu est d'une primeur absolue... La drague met l'accent sur la première fois... Dans ce privilège inouï: celui d'être retiré de toute répétition».
Voilà bien, avec tous les thèmes qui l'accompagnent, ce que nous restitue l'œuvre poétique de Cavafy. Œuvre qui se présente dans un choix d'écriture qui, du reste, passionna Barthes : le fragment. Le récit bref s'offre dans une superbe évidence qui ne doit pas tromper, celle de la première rencontre, du regard, d'une tension, de la séduction, de la volupté, et poétiquement au plus fort de la sidération.
On pourrait commenter longuement la référence inlassable, chez Cavafy, aux mythologies grecques (Voir à ce sujet la présentation de Marguerite Yourcenar.) Mais ces mythologies ne désignent pas suffisamment le jeu d'écriture de Cavafy : il y a le goût d'une double référence. La mythologie grecque élève ses poèmes à l'intemporalité, la mémoire maniaque de la drague leur insuffle le sang du vécu.
Mémoire imprécise et si exacte à la fois. Véritable jeu poétique. Les textes de Cavafy rapportent tantôt l'âge du garçon dragué, tantôt le jour de la rencontre, dans un décor social qui est celui d'une dérive dans la ville. Hôtels, ruelles, cafés, se succèdent comme autant de superbes énigmes.
L'ensemble de son œuvre ne paraîtra qu’après sa mort, Cavafy se souciant fort peu, de son vivant, d'être édité. Mais très vite elle connaîtra une réputation secrète et considérable en Europe. Cette œuvre s'impose comme celle d'un homme d'âge mûr, d'une sereine nostalgie. Dans ce lieu de vertige : la mémoire et sa fulgurance ; tout près de l'oubli. Dans une éthique, un drame, celui d’un hédoniste.
■ Poèmes, Présentation et traduction du grec de Marguerite Yourcenar, Gallimard/Poésie, 1994, ISBN : 2070321754
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