Allemagne : De Magnus Hirschfeld à Adolf Hitler
En 1897, le célèbre docteur Magnus Hirschfeld avait fondé le Comité Humanitaire et Scientifique, dans le but de poursuivre des recherches en sexologie et d'assurer une aide aux homosexuels poursuivis par les tribunaux. En 1919, après la chute de l'Empire, il fit construire, à Berlin, un Institut de Recherche Sexuelle, aussitôt baptisé Institut Hirschfeld et reconnu d'utilité publique par l'état, en 1924.
Lieu de recherches, grâce à la bibliothèque unique au monde par l'importance de ses ouvrages sur la sexualité, l'Institut assurait également la publication de travaux scientifiques. Il provoqua la naissance du Mouvement pour la Réforme Sexuelle qui incluait dans son programme les questions de l'égalité sexuelle, de l'avortement et de la contraception, et la non-pénalisation des rapports homosexuels, de l'égalité des enfants légitimes et illégitimes, de l'information sexuelle et de la prévention des maladies sexuellement transmissibles...
Dessein audacieux pour l'époque, qui recueillit un succès certain. Le Comité devait rédiger ensuite une pétition, adressée au Parlement, en vue de l'abrogation du Paragraphe 175 discriminatoire à l'encontre des homosexuels et qui fut signée, jusqu'en 1929, par plus de 6.000 personnalités dont Albert Einstein, Heinrich et Thomas Mann, Martin Buber...
Parallèlement aux activités de l'Institut Hirschfeld (ci-contre) et du Comité Humanitaire et Scientifique, d'autres organisations homosexuelles comme la Ligue pour les Droits de l'Homme (Il semble que cette ligue se soit repliée, après 1933, à Zurich, et qu'elle ait fusionné en 1937 avec un groupe homophile suisse, «L'Etendard de l'Amitié». L'histoire du mouvement homosexuel suisse reste encore méconnue) assuraient la cohésion du mouvement homosexuel. Organisation de masse, la Ligue, créée en 1923, regroupait près de 48.000 homosexuels en 1929. À l'opposé du Comité Humanitaire, tout en se situant sur le terrain juridique, elle réclamait la légalisation des rapports homosexuels après 18 ans et non 16 ans, mais aussi la pénalisation de la prostitution masculine. D'ailleurs, c'est sur le terrain juridique qu'à partir de 1923 le Comité Hirschfeld et la Ligue travaillèrent ensemble dans un Comité d'Action pour l'abrogation du Paragraphe 175. Mais les trop nombreuses contradictions entre les deux organisations ne firent que s'aggraver.
Tragédies en série
Jusqu'en 1933, la presse homosexuelle était diffusée librement dans le pays. Elle était plutôt florissante à en juger par le nombre des titres. Certains des journaux étaient les porte-paroles directs des organisations de défense, d'autres s'adressaient à un public plus intéressé par la littérature et les spectacles.
De 1918 à 1933, plus de trente périodiques différents furent imprimés et les journaux les plus connus étaient : Der Eigene, Das Blatt, Die Freundschaft. Adolf Brand et Friedrich Radszuweit en étaient les éditeurs célèbres pendant cette période faste.
Mais, dès le 30 janvier 1933, date de l'accession de Hitler au poste de Chancelier du Reich, les événements prirent une couleur tragique. Début mars 33, toute la presse d'opposition, ainsi que toute la presse homosexuelle, fut interdite. Le 12 avril, les étudiants nazis, aidés par les SA, organisèrent le premier autodafé des livres de Magnus Hirschfeld (ci-contre) et de l'Institut, place de l'Opéra de Berlin. Les Sections d'Assaut de Röhm saccagèrent et incendièrent l'Institut Hirschfeld en mai. Par la suite, les autodafés de livres jugés dangereux et «contre l'esprit allemand» se multiplièrent. Les œuvres de Proust, Gide, Wilde, Musil, Klaus Mann, Hirschfeld et de bien d'autres encore furent interdites et considérées comme «dégénérées». Parmi les écrivains allemands ainsi mis à l'index, certains comme Ernst Weiss et Klaus Mann avaient déjà choisi l'exil et se suicidèrent. Hirschfeld avait quitté l'Allemagne en 1930 définitivement et mourut en 1935 à Nice, d'autres moururent «à temps», enfin des centaines d'autres tels Erich Mühsam et Kurt Hiller finirent leur vie dans les camps de concentration.
Dachau ouvrit ses portes le 22 mars 1933. Situé à une vingtaine de kilomètres de Munich, le camp était prévu au départ pour recevoir 5.000 fonctionnaires communistes et socialistes mais, très rapidement, on y envoya les premiers triangles roses. Kurt Hiller, conseiller juridique et un des responsables du Comité Humanitaire et Scientifique, fut envoyé au KZ de Sachsenhausen en mars, pour «homosexualité».
Le rappel de cette chronologie démontre-t-il, que dès l'arrivée d'Hitler au pouvoir, la déportation des triangles roses fut un acte politique ? (et que les homosexuels seraient alors à considérer comme des déportés politiques et ce, au même titre que les opposants au régime nazi dont 1 million se trouvaient toujours en camp de concentration en 1939, à la veille de la deuxième guerre mondiale.)
Le mouvement homosexuel, sous la République de Weimar, était un mouvement de masse. Ce furent, sans doute, ses profondes contradictions, voire même ses failles, qui précipitèrent sa disparition si rapide. Le fossé idéologique entre le Comité Humanitaire et Scientifique de Hirschfeld et la Ligue des Droits de l'Homme reflétait une rupture grandissante entre une avant-garde intellectuelle et la majorité des homosexuels. D'autant que cette avant-garde s'épuisait à force de défendre toujours la même théorie (qui fait sourire aujourd'hui) dite « du troisième sexe ».
Comment les nazis, qui conquirent le pouvoir dans la légalité démocratique, lors des élections au Reichstag du 5 mars 1933, ont-ils pu mettre en place, aussi méthodiquement, tout un appareil idéologique pour faire admettre que les homosexuels, au même titre que d'autres catégories de citoyens, étaient devenus du jour au lendemain la «lèpre sociale» qu'il fallait éliminer au plus vite ?
Cela confirme-t-il que les homosexuels sont d'abord à considérer comme des opposants «politiques» et non de simples condamnés de droits communs ? Pendant toute la République de Weimar, Magnus Hirschfeld a dû subir les attaques des étudiants nationaux-socialistes au cours des conférences publiques qu'il donnait dans les universités et les lycées au titre de conseiller du ministère de la Santé. Dès 1923, il fut violemment agressé à Vienne lors d'une conférence. Juif homosexuel, et appartenant à la gauche allemande, Hirschfeld incarnait le repoussoir idéal pour exciter la haine des jeunes nazis, fanatisés par les mots d'ordre d'Hitler.
La presse nazie, grâce au Völkischer Beobachter [L'Observateur Populaire, quotidien dont Hitler était rédacteur en chef, et qui faisait paraître deux éditions dès 1928, une pour Munich et la Bavière, l'autre pour le reste de l'Allemagne], jouait un rôle considérable dans le conditionnement idéologique du peuple allemand. On pouvait y lire le compte rendu de tous les scandales et affaires de mœurs qui éclaboussaient la vie politique de cette période en procédant toujours à l'amalgame «homosexualité, marxisme, et traîtrise juive».
Tout était bon pour salir les adversaires politiques et montrer aux Allemands le degré de dégénérescence des politiciens sous la République de Weimar, incapables de gouverner un pays ruiné économiquement et devant subir une domination humiliante depuis la défaite de 1918.
Il faut reconnaître aussi que l'amalgame a été également utilisé par les partis de gauche et par le parti social-démocrate pour dénoncer l'homosexualité et la corruption des SA (Les SA : « Sturmabteilung » ou Sections d'Assaut véritable organisation para-militaire des «chemises brunes», dirigée par Ernst Röhm, qui assura, de 1922 à 1933, le service d'ordre lors des manifestations nazies ou se chargea des provocations politiques : saccages, incendies et des arrestations) en particulier.
En tout cas, le doute n'était plus permis dès 1930 dans l'opinion, car le programme politique d'Hitler réclamait la stérilisation systématique des homosexuels allemands.
La liquidation des Sections d'Assaut
L'affaire Röhm va permettre de prouver le bien fondé des théories nazies sur le fléau homosexuel. Déclenchée par les révélations du Münchner Post, journal du Parti social-démocrate, elle va servir de catalyseur à la réaction homophobe. Röhm, compagnon d'Hitler des premières années, avait été accusé d'homosexualité par un national-socialiste repenti (Münchner Post du 14 janvier 1931). L'homosexualité de Röhm était connue dans les rangs des SA. Mais au moment des révélations du Münchner Post, les nazis furent obligés de réagir violemment afin de rassurer l'opinion allemande. Un an plus tard, Hitler fit assassiner Röhm, devenu son rival politique, durant la Nuit des Longs Couteaux. Hitler s'était ainsi débarrassé des SA, en faisant d'une pierre deux coups : donner l'impression d'avoir éliminé le «chancre homosexuel», et liquider son adversaire le plus tenace.
L'assassinat de Röhm fut le prélude à la déportation massive des triangles roses. Deux chiffres suffisent à dire l'ampleur du désastre pour les homosexuels allemands : avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, le nombre de ceux qui furent traduits devant les tribunaux, pour homosexualité, passa de 2.252 condamnations en 1931, à 24.447 entre 1937 et 1939.
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