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Une loi ou des droits ? Contre une loi punissant les propos homophobes par Didier Eribon

Publié le par Jean-Yves Alt

1- Je ne suis pas un chaud partisan d'une loi réprimant l'injure homophobe et l'incitation à la discrimination.

2- Oh, certes ! je ne verserais pas de larmes si ceux qui brandissaient des pancartes ordurières devant la mairie de Bègles le 5 juin dernier étaient condamnés par un tribunal. Mais je me demande si le combat que mènent actuellement les associations gay et lesbiennes ne risque pas de s'avérer contre-productif.

3- C'est que la notion d'injure ne se laisse pas aisément définir. On ne peut pas la circonscrire aux propos les plus haineux ou les plus insultants à l'encontre des gays et des lesbiennes en tant que groupe (la question ne se pose pas quand il s'agit d'un individu, puisque dans ce cas cela tombe sous le coup de la loi existante sur l'injure publique). Ce serait une vision beaucoup trop restrictive. Car, si l'insulte fonctionne comme un mécanisme d'intériorisation (il s'agit de dire ou de rappeler à une personne ou à une catégorie de personnes qu'elles sont inférieures), il est nécessaire d'y inclure l'ensemble des discours qui ont le même objectif. Tout propos qui vise à priver les gays et les lesbiennes de droits, tout propos qui promeut ou justifie la discrimination relève donc à mes yeux de l'injure homophobe.

4- Cela signifie que relèvent de la profération injurieuse aussi bien le discours des évêques que celui des psychanalystes (c'est d'ailleurs le même), ou celui des «experts» s'alarmant du danger que les revendications homosexuelles représentent pour la «survie de la société» (formule employée récemment par une juriste), ou encore les diatribes d'un ancien Premier ministre socialiste, qui affirme s'opposer au mariage homosexuel et à l'homoparentalité pour permettre à l'humanité de se perpétuer.

5- Mais va-t-on poursuivre tous ces gens en justice? C'est impossible. Et impensable. D'une part, la liberté d'expression est une valeur fondamentale et nous aurions grand tort de contribuer à la mettre à mal. D'autre part, même si une association avait l'idée d'engager des poursuites contre les auteurs de ces propos, aucun tribunal ne les condamnerait.

6- C'est plutôt l'inverse qui se produira : quand l'homophobie constituera un délit, il sera impossible de dire de quelqu'un qu'il est homophobe, sous peine d'être poursuivi en diffamation.

7- Ainsi, dès lors qu'il y aura une loi, et que de nombreux propos discriminatoires seront placés hors de son champ d'application, le résultat sera tout simplement que se trouvera institué un vaste espace discursif ouvert à une homophobie acceptable. Une homophobie légalisée, en quelque sorte.

8- Je sais ce qu'on va m'objecter: puisque les injures racistes ou antisémites sont pénalisées, ne pas pénaliser les injures homophobes revient à les considérer comme moins graves. On me fera le crédit de ne pas avoir en tête une telle hiérarchie. Mais ces lois sont en place depuis fort longtemps. L'on peut d'ailleurs s'interroger sur leur bien-fondé, et surtout sur leur efficacité. Il est de toute façon peu probable qu'elles soient abrogées. La question n'est pas là. Mais plutôt : est-il vraiment impossible pour le mouvement gay et lesbien d'imaginer d'autres stratégies de lutte contre l'homophobie ?

9- Je veux bien admettre que quelques procès pourraient avoir une grande valeur symbolique. Mais n'est-il pas plus efficace d'exposer publiquement l'ordure homophobe ? Un exemple : Noël Mamère a reçu des centaines de lettres dans lesquelles une violence inouïe se donnait libre cours. Chaque pièce de cette production épistolaire avait pour fonction de salir, de blesser. Mais lorsque Libération a rassemblé quelques échantillons de cette prose pour la faire lire le plus largement possible, la signification en a été transformée. Cela se retournait contre les auteurs, qui apparaissaient comme de pitoyables imbéciles, ou des malades mentaux.

10- Je crois surtout que les batailles pour obtenir de nouveaux droits, que ce soit pour les couples (en union libre, en concubinage, pacsés ou qui souhaitent se marier) ou pour les célibataires (adoption, accès à la procréation médicalement assistée...), sont beaucoup plus urgentes que toutes ces mobilisations dont le but se résume finalement à empêcher tel journal d'extrême droite de publier une caricature immonde, ou tel député de répéter les horreurs qu'il avait prononcées pendant les débats sur le Pacs. D'ailleurs, si presque tous les partis politiques affirment aujourd'hui qu'il est nécessaire de légiférer contre l'homophobie, ils sont moins nombreux à se préoccuper d'accorder des droits. Ils sont tous d'accord quand il s'agit de réprimer, mais lorsque se pose la question des droits nouveaux ils se réfugient bien souvent derrière des arguments qui devraient logiquement tomber sous le coup de cette loi qu'ils nous disent vouloir voter. Sommes-nous donc obligés d'adapter nos demandes à leur conservatisme, pour ne pas trop les gêner?

Magazine, TÊTU n°93, Didier Eribon, octobre 2004


BIBLIOGRAPHIE :

■ Didier Eribon, Sur cet instant fragile... : carnets janvier-août 2004, Fayard (2004)

Le livre retrace au jour le jour le combat qui a permis le 5 juin 2004 le mariage en mairie de Bègles de deux homosexuels. Une première en France qui fût néanmoins invalidée par la suite en raison de son illégalité. Propose également une série de réflexions historiques, théoriques et politiques sur le rapport des homosexuels au mariage.

■ Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Fayard (2005)

Une synthèse systématique des rapports que M. Foucault entretint avec les grands esprits et les principaux courants intellectuels de son temps : Dumézil, Sartre, Lacan, Barthes, Althusser, Habermas...

■ Didier Eribon, Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse (avril 2003)

Dictionnaire illustré et international consacré aux cultures gays et lesbiennes contemporaines depuis la fin du XIXe siècle. Contient 570 articles et 50 dossiers thématiques.

■ Didier Eribon, Une morale du minoritaire : variations sur un thème de Jean Genet, Fayard (novembre 2001)

Essai sur l’œuvre de l'écrivain Jean Genet. Ce dernier, tout au long de ses livres, analyse ce que signifie être un minoritaire. Il inventorie les mille et une manières qu'a imaginé l'ordre social pour imprimer la honte dans le cœur des gens qui ne sont pas comme les autres, et invite paradoxalement les déviants à revendiquer ce sentiment.

■ Didier Eribon (dir.), L'infréquentable Michel Foucault : renouveaux de la pensée critique, EPEL (2001)

Une synthèse systématique des rapports que M. Foucault entretint avec les grands esprits et les principaux courants intellectuels de son temps : Dumézil, Sartre, Lacan, Barthes, Althusser, Habermas...

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