Bonheur fantôme, Anne Percin
« Je suis un gratteron. »
« Je me souviens de ma stupeur lorsque j'ai fait connaissance avec le gratteron, la liane qui colle. On ne peut plus s'en défaire, on l'emmène avec soi, elle ne pique pas, elle attache, de tout son corps, de toute sa tige, sans faire mal, sans poisser, sans griffer, tout en douceur elle s'agrippe […] on croit la jeter puis on la retrouve dix mètres plus loin, et on comprend qu'on l'avait emportée malgré soi. […] Mon père me disait : "Mais débarrasse-toi donc de ce truc-là, c'est une vraie saloperie !" Et moi, je me disais : Ça y est, j'ai trouvé ma plante fétiche, mon totem. Je suis un gratteron. » (p. 150)
Du narrateur, Pierre, déjà héros d'un roman précédent de l'auteure, Point de côté, nous connaissons peu de choses : il n'a pas encore la trentaine, il a fait des études de philosophie qu'il a abandonnées. Il a travaillé un peu dans le mannequinat. Depuis qu'il a quitté son compagnon, R., il vit seul dans la campagne sarthoise où il tient un commerce de brocante. Après avoir abandonné l'idée d'écrire une biographie sur Simone Weil, il s'intéresse au peintre du XIXe, Rosa Bonheur.
L'homosexualité de Pierre n'est nullement problématique. Pas plus qu'elle ne l'est pour les personnes qu'il côtoie. Le sésame des campagnes, « Tant que ça ne dérange pas » (p. 35), n'est qu'un reflet de la pudeur.
« Et puis, je n'aime pas les définitions. Les termes trop précis qui me caractériseraient, j'ai toujours refusé de les employer. Ainsi, j'ai banni de mon vocabulaire les mots qui ont longtemps servi à m'étiqueter : des mots médicaux, des mots sociaux. J'ai rejeté ce nom de névrose triste à crever, qui prétend résumer l'ensemble des sentiments complexes qui me plongent régulièrement dans un puits de souffrance. […] Ma seule thérapie aura été l'amour. Mais sur cela aussi, à quoi bon poser une étiquette ? Je mets un point d'honneur à ne jamais employer le mot qui permettrait de désigner ce qu'on appelle, comme si c'était une science exacte, mon orientation sexuelle. On me l'a reproché. On m'a dit : "Tu n'assumes pas." Foutaises ! C'est une singularité comme une autre : je ne me souviens pas de l'avoir choisie, alors que veut-on que je revendique ? Je peux bien le reconnaître, et tant qu'on voudra, si l'on admet en retour que ce n'est pas cela qui fait de moi ce que je suis, qui fait de mon amour ce qu'il est. » (pp. 35/36)
À défaut de pouvoir mettre son nez dans son propre vécu, Pierre le place dans celui des autres, « dans leur poussière, dans leur saleté, leur mémoire, leurs amours, leurs fantômes » (p. 17). Comme lui dit Paulette, sa voisine, « la vie continue » :
« Elle ne sait faire que ça, la vie, de toute façon. Elle roule toute seule comme un train fou. Parfois un wagon déraille, parfois quelqu'un saute du train et puis d'autres en dessous se font écraser, parfois on en a la nausée, tellement ça va vite on est projeté contre les vitres, on en a mal au cœur à se tuer, et ça n'en finit jamais, quand on passe les gares on ralentit à peine, le temps de lire le nom du patelin, et ça reprend. Je voudrais bien, comme Paulette, me caler sur mon siège tranquillement pour attendre le grand déraillement final. Mais par les vitres de mon train, on aperçoit toujours la gare de départ. Je ne suis pas encore assez loin. » (p. 24)
Pierre observe ses différents voisins : il sert « de témoin, de faire-valoir, de contrepoint » (p. 15). Si chacun est différemment concerné par la vie des autres, tous sont atteints par des blessures équivalentes. Pierre observe les péripéties de l'amour qu'il désire encore être son futur ; il écoute aussi avec angoisse les ravages de la passion qu'il reconnaît dans son passé. Pierre, toujours au seuil de la vie, comprend la violence des rapports humains, et, en redoute les conséquences hâtives.
« En vieillissant, ce qui meurt en nous, ce n'est pas le passé, c'est l'avenir. Lorsqu'on a perdu sa seule raison d'espérer, sa seule véritable force, son unique sujet de fierté, alors il n'y a plus rien à faire que de noyer dans la graisse ses plus belles années, et remplacer par l'ivresse et la bouffe la flamme qu'on avait dans l'âme à vingt ans. » (p. 16)
L'événement qui trouble sans cesse, l'ordre des jours, c'est la mort de son frère jumeau dans un accident de voiture, alors qu'ils étaient enfants. Si le regard que Pierre porte sur la vie suinte le bonheur, c'est la mort d'Éric, qui engendre le récit.
« Trahison innocente, involontaire, revanche du temps et de la vie sur les morts encombrants. Comme tous ceux qui ont perdu un proche, je sais qu'on est toujours infidèle à la mémoire des morts. On lutte, mais le temps grignote des bouts de souvenirs. On voudrait conserver l'idée de l'autre, se souvenir de ce qu'il était, garder intacts au moins son esprit, son caractère, sa voix ; on ne garde que le sentiment. » (p. 65)
Sujet classique, peut-on penser. Classique en surface si l'intérêt du roman résidait dans la seule crise que traverse ce jeune homme. Mais ce que le roman dévoile se situe ailleurs, dans ces zones de l'indicible où Anne Percin œuvre avec une infinie délicatesse. Un ailleurs qui côtoie les rivages de la mort, mais tire sa force de la vie. La mort d'Éric, le frère jumeau, va éclairer d'un autre sens, le dernier amour de Pierre avec R. :
« […] quitter quelqu'un qui vous aime, du jour au lendemain, sans raison, c'est un acte d'une rare cruauté. Qu'on me croie ou non, mais en le faisant, je ne le savais pas. » (p. 193)
Anne Percin, loin des complaisances, décrit un univers de pudeur, de discrétion, de respect d'autrui, d'attention à l'autre aimé, mais envahi de doutes, d'angoisses incommunicables : un univers conscient de sa fragilité.
Dans le silence des maisons, Pierre, R., Paulette, Jean-Michel, Léontine, Jalil, déploient le courage des doux. Ils tentent de se soutenir sans jamais empiéter sur la liberté de chacun : la vie étant si précieuse qu'il serait criminel de priver le compagnon de la part de bonheur que l'autre ne peut lui donner.
« C'est R. qui m'a cité un jour cette phrase de Sacha Guitry : "La fidélité n'est rien d'autre qu'un manque d'occasions." Ça m'avait amusé, sur le coup. Pour bien des gens, ça doit être marqué au coin du bon sens. Pour moi, ça n'est qu'une blague. Les occasions, qu'elles se présentent ou non, n'altèrent en rien cette fidélité-là, la mienne, qui n'est même pas une qualité morale. C'est un instinct. Un truc profond qui vient de loin et surtout, qui vient tout seul. On s'habitue à l'inconstance, mais la fidélité est innée. Il n'y a qu'à regarder les bêtes pour comprendre. Les chiens se laissent volontiers caresser par d'autres, mais ne les suivront jamais. Ils n'ont qu'un seul maître, c'est bien assez pour remplir leur vie. Ils craignent trop d'en être abandonnés pour se permettre d'être infidèles. On me dira sans doute que c'est une conception réductrice, que l'humain a besoin de variété, que l'amour est un état qui ne dure pas. Peut-être a-t-on raison. Mais je sais ce que je sens. Je sais aussi ce que j'ai fait, pourquoi je l'ai fait. De quelle race je suis. R. l'ignore, parce qu'il est le maître. Mes chienneries sont en dessous de lui. » (pp. 104/105)
Ce roman d'Anne Percin n'est ni pessimiste, ni désespéré, en dépit de la terrible phrase de T. S. Eliot, citée dans le livre : La fin est là d'où nous partons. (...) Nous mourons avec les mourants : voyez-les s'en aller et avec eux, nous-mêmes. Nous sommes nés avec les défunts : voyez-les revenir et avec eux, nous-mêmes. (p. 27)
« Bonheur fantôme », c'est l'épuration de la douleur par le culte de la vie. Anne Percin enseigne le bonheur. Non pas une joie béate, mais l'expérience lucide d'un destin en mouvement. Ses recettes ? Une communication privilégiée avec la nature, un hermaphrodisme mental qui garantit contre les entraves et une écriture frémissante et luxueuse, une manière de palper la vie charnelle et d'en conserver l'intense senteur.
« Aimer, c'est sentir vivre en soi quelqu'un qui n'est pas soi. Et si je n'étais parti que pour savoir cela ? » (p. 168)
Anne Percin nous rappelle notre liberté : rendre l'amour indestructible. Il y a ceux qui fuient la douleur, qui la contournent, épuisent sa mémoire dans le divertissement. Il existe encore quelques élus pour qui la souffrance est l'ombre de la joie, sa menace. Comme, aux yeux de Pierre, Rosa Bonheur :
« […] il a fallu que ce soit une femme encore qui me tende son miroir. Une femme qui peignait des vaches, s'habillait en homme et aimait les femmes... […] Elle s'appelait Rosa Bonheur. » (p. 28)
« Rosa Bonheur passait des journées entières aux abattoirs de la Villette. Souvent, sur les chemins poussiéreux des abords de Paris, revenant de ses séances de dessin en pleine nature, elle croisait les troupeaux qu'on amenait alors à pied à leur dernière demeure. […] Comment peut-on aimer les bêtes au point de les suivre jusque dans ce dernier voyage ? [...] On le peut, et même on le doit, quand on est honnête. Elle était honnête, Rosa. Elle allait jusqu'au bout. Jusqu'au bout de l'amour, là où tombe l'illusion, sous le couteau. Voir, voir, voir jusqu'à la limite, et voir encore, car c'est un incessant recommencement. Accompagner une vache, passe encore, mais les accompagner toutes, semaine après semaine, accepter ce massacre sans fin... Cela allait beaucoup plus loin que le seul travail de l'artiste qui veut savoir comment c'est fait, dessous. Accepter de reconnaître qu'on ne vit pas sans tuer, c'est accepter d'être pleinement humain. » (p. 37)
La souffrance peut être dominée quand elle est vécue jusqu'à ses derniers sursauts. La souffrance peut être grandie quand elle est ouverte à une meilleure compréhension des autres, une vision plus profonde de l'amour. C'est à cette souffrance qu'appartiennent les personnages de ce roman.
« Bonheur fantôme » est un roman sur la générosité et l'humanisme, sur la demande d'amour et le désir d'être là pour l’autre. Narrateur de son histoire, Pierre, dont le récit est truffé de références picturales, littéraires et musicales, montre aussi la nécessité d'anonymat dans un monde étouffé par le bruit.
■ Bonheur fantôme, Anne Percin, Éditions du Rouergue/La Brune, 19 août 2009, ISBN : 9782812600630
D'Anne Percin : L'âge d'ange – Point de côté