Une nouvelle de Virginia Woolf : Cambridge
La maison des Darwin est une demeure spacieuse, construite au dix-huitième siècle je suppose, et surplombant un espace vert. La première chose que je vis, en entrant, les pieds couverts de neige, fut une vaste salle où brûlait un feu de bois. La maison est très confortable et accueillante. Les ornements, bien sûr, sont d'un genre que l'on associe immédiatement au corps professoral et à la culture universitaire. Dans le salon, la pièce des parents, sont suspendus des dessins de Holbein et de vilains portraits d'enfants ; s'y trouvent aussi des tapis sans distinction, des chaises, du verre vénitien, des broderies japonaises. L'effet produit se résume ainsi : couleurs passées et incohérence totale ; pas le moindre schéma directeur. Bref la pièce est morne.
La pièce des enfants se rebelle contre celle des parents : ils aiment les murs blancs, les affiches modernes, les photographies de vieux maîtres. S'ils pouvaient se passer entièrement de la tradition, j'imagine qu'ils se contenteraient volontiers de murs nus et d'une table grossière ; je suis en désaccord avec ces deux idéaux.
En vérité le tempérament des Darwin mérite discussion. Les parents – seul sir George était visible – sont quelque peu effacés, bien sûr ; Sir George est aujourd'hui un monsieur ordinaire et très aimable, qui parvient à mettre ses enfants parfaitement à l'aise. Il est étrange qu'un homme qui a dû connaître tant de grands hommes, et qui, dans son travail, n'affronte que de grands problèmes, n'ait rien de distingué ou de remarquable en lui. Au début, on en est plutôt soulagé, puis, plus tard, on est déçu. Ses réflexions fines et humoristiques, ses petites anecdotes et ses jugements astucieux lui viennent naturellement ; point de masque, comme on l'avait espéré. Il est clairement affectueux, porte un intérêt réel à de petits événements sans importance, il est satisfait de sa position. Il est également clair qu'il n'a pas de goût particulier pour la beauté, et que son esprit ne recèle ni penchants romantiques, ni mystère ; bref, c'est un objet massif, remplissant sa place dans le monde, et tout ce que l'on peut en attendre est un jugement sain et une humeur joyeuse. La chose la plus vivante en lui est son affection pour ses enfants ; il est enclin à se montrer irascible, apprécie la ponctualité, les bonnes manières et l'ordre ; il nous a, par exemple, fait la leçon sur l'importance (ignorée trop souvent par les jeunes femmes) d'avoir de bonnes chaussures. Il a l'œil pour les choses les plus ténues ; et cette caractéristique, à son âge, lui confère un certain charme. Il est un peu comme un terrier vieillissant mais pourvu d'un pelage raide et gris, aux pattes courtes, aux yeux colériques et prompts aux larmes.
Son épouse (elle était au lit) est une femme grande et sensée ; avec un soupçon de détermination américaine ; mais, cela mis à part, simplement pratique et aimable ; grossière, je pense, dans ses avis, si on s'aventurait à la mieux connaître. Les enfants marquent une préférence presque avouée pour leur père.
Les enfants sont naturellement plus intéressants. Car, à leur âge, dix-neuf et vingt-quatre ans, ils commencent à soumettre le monde à l'épreuve. Ils sont impatients de se débarrasser de la culture traditionnelle des Darwin et ont dans l'idée qu'il existe un monde de liberté bohème au cœur de Londres, dans lequel vivent des individus exaltants. C'est tout à leur honneur ; et ils ont pour eux une fougue certaine que l'on ne peut s'empêcher d'admirer. Elle s'applique toutefois aux mauvais objets. Ils s'attaquent à la beauté, et cela requiert le toucher le plus sûr. Gwen a tendance (et ceci est une critique constructive) à admirer des œuvres sincères, marquées par la compétence et la vigueur, mais qui ne sont pas belles ; elle affronte les problèmes de la vie dans le même esprit, et finira dans dix ans par être une femme sensée et forte, mais mal fagotée, avec des œuvres d'artistes mineurs et cependant méritants pour décorer sa maison. Margaret ne possède par le charme qui rend Gwen meilleure que le portrait que je fais d'elle ; un charme né de la douceur et de l'aisance de son caractère. C'est l'aînée de la famille. Margaret est beaucoup moins formée, mais montre la même détermination à se faire par elle-même une idée de la vérité, et souffre du même manque de discernement. Elles ressentent de violents enthousiasmes pour les choses et s'imaginent que cela vient de leur excellent goût ; elles croient qu'en caracolant dans les rues de Cambridge elles élaborent une théorie de la vie. Je pense que je les trouve trop aisément satisfaites de ce qui me semble à moi, par trop évident ; je me méfie d'un mécontentement si brutal et des remèdes faciles qu'on y applique. Mais il y a aussi beaucoup de traits que j'admire ; je trouve simplement que le tempérament des Darwin est, dans son ensemble, trop net, trop bien charpenté et trop zélé. Ils exhibent une image de la famille anglaise dans ce qu'elle a de meilleur : l'humour, la tolérance, le cœur, la saine affection.
Nous sommes également allées prendre le thé avec James Strachey, et l'on dut considérer les choses sous un angle radicalement différent. Sa chambre d'étudiant, bien qu'étant un logement à part entière, était sombre et sobre ; des pastels d'artistes français pendaient aux murs et les bibliothèques étaient emplies de vieux livres. Les trois jeunes hommes – Norton, Brooke et James S. – étaient assis dans de profonds fauteuils ; les yeux perdus dans une contemplation douce et appliquée du feu. M. Norton savait qu'il se devait de parler, si bien que lui et moi engageâmes une conversation laborieuse. Ce fut un duo très difficile ; les autres instruments demeuraient silencieux ; mais le temps presse, et je suis perplexe.
Car, à la vérité, ces jeunes hommes sont clairement respectables ; ils ne sont pas très «capables», mais leurs idées me semblent honnêtes et simples. Ils ne sont pas doués pour le bla-bla ; si bien que, lorsqu'on est en désaccord avec eux, c'est à des convictions que l'on se heurte. Et cependant, nous n'avions rien à nous dire ; j'étais consciente que non seulement mes remarques, mais aussi ma présence étaient soumises à la critique. Ils veulent la vérité et doutent qu'une femme puisse l'exprimer ou l'incarner. J'ai trouvé courageux de leur part de me recevoir ; mais pas une once de sympathie. J'ai dû me rappeler que l'on n'est pas totalement développé à vingt et un ans.
En même temps, j'ai admiré l'atmosphère – ou peut-être quelque chose de plus ? – et je m'y suis sentie, d'une certaine manière, à mon aise. Pourquoi l'intellect et la personnalité se doivent-ils d'être si stériles ? C'était comme si les plus grands efforts des personnes les plus civilisées produisaient un résultat négatif : on ne peut rien être honnêtement. Mais j'exagère ; car j'ai senti, comme je l'ai dit, une atmosphère qui ne peut être produite que par des esprits et des personnalités qui, d'une certaine manière, affectent agréablement l'observateur.
publié dans Le Figaro Littéraire du 14 octobre 2004