« Le Vieillard et l'Enfant » de François Augiéras vu par le colonel Marcel Augiéras, oncle de l'auteur
Le scandale du "Vieillard et l'Enfant" concernait l'abus de certains coloniaux à l'égard des enfants.
Quelques exemplaires du livre traversèrent évidemment la Méditerranée et arrivèrent à El Goléa (chez l'oncle de François Augiéras)
Un esclandre terrible ! Pour qui connaissait le colonel, l'attaque était sans équivoque. La souillure indélébile. Et puis, il ne s'agissait plus de médisances circulant sous le manteau. Cette fois, le livre se trouvait en librairie. L'insulte était publique. En ses vieux jours, le colonel Augiéras avait à livrer une ultime bataille. La plus difficile de toutes, car l'ennemi, fait de papier et de mots, s'était installé en lui-même.
Un soir, dans le bordj silencieux, il s'assit devant son bureau et rédigea une lettre pour Jérôme Lindon. Celle-ci était datée d'El Goléa, le 15 avril 1955 :
Monsieur le Directeur,
Il y a quelques mois, sous le titre le Vieillard et l'Enfant, vous avez publié un livre qui, le mystère dont s'est entouré l'auteur aidant, a pu tromper certaines personnes (Gide, Mauriac...) et n'est en réalité, sous un prétendu masque littéraire, qu'une obscénité scandaleuse.
En outre, et sans le nommer, l'auteur attaque bassement un vieillard, moi, et par vengeance parce que je l'ai chassé de chez moi en raison du scandale qu'il causait, et d'ailleurs... il avoue avec cynisme ses "sales petites histoires" et ses turpitudes puisqu'il se prostitue passivement à un vieillard sadique. Sans me nommer, oui, mais avec des précisions telles sur les lieux que, le livre étant parvenu à El Goléa y cause un scandale, car il n'est pas possible de douter. Evidemment on ne croit pas ces obscénités (l'outrance même les condamne), mais tout de même ce vieillard respecté serait donc un être immonde, voleur et même assassin, qu'il déclare avoir frappé à la tête.
Je m'étonne que vous ayez osé publier un pareil écrit, et j'étudie la possibilité de déposer une plainte pour pornographie et diffamation.
Quant à l'incognito, dont vous faites réclame, "Qui est Abdallah Chamba ?", il ne doit pas exister pour vous qui dans votre catalogue d'octobre 1954, donnez même un portrait de l'auteur, avec un grand chapeau arabe pour compléter le camouflage. Quoi qu'il en soit, si mystère il y a, je vais le dévoiler.
L'auteur, hélas, porte mon nom : c'est mon neveu, François Augiéras, âgé de 30 ans, habitant chez sa mère veuve 14 Place du Palais à Périgueux (Dordogne).
Et voici des précisions. Ayant échoué dans ses études, puis dans la peinture, il a traîné... et se tourne maintenant vers la littérature (?) pour laquelle il est loin d'être préparé : sans culture générale (pas même le certificat d'études primaires), il avait commencé des études secondaires qu'il dut abandonner faute de moyens suffisants. C'est un raté, n'ayant jamais rien pu faire.
Son insuffisance apparaît d'ailleurs dans son livre, sans la moindre idée d'une composition (car le récit est incohérent si vous voulez bien y songer), où les fautes de syntaxe foisonnent presque à chaque page (l'avez-vous remarqué ?) Voilà pour l'intellectuel.
Quant à la valeur morale du personnage, j'ose à peine en écrire. Intelligent, certes mais âme vile. Il est déséquilibré, morbide et sadique, menteur et sournois, maître chanteur et sans scrupules, très dangereux. Pour tout dire, c'est, hélas, une canaille, dont vous vous faites inconsciemment le complice...
Pour étaler ses turpitudes et s'en glorifier, il a cherché un cadre original : il a trouvé le Sahara où il est venu, et le mystère de son incognito pour corser l'affaire et tromper le lecteur un vieil officier en retraite pour encaisser l'ignominie, se venger en même temps de lui et souhaiter sa mort. Et tout cela devait être camouflé pour tromper un éditeur, vous...
C'est du machiavélisme.
Voilà la valeur morale de l'individu. Il m'a paru nécessaire, Monsieur, que vous soyez au moins éclairé.
D'autre part, je viens d'apprendre, par un ami de France, qu'il existerait un nouveau livre obscène et dans lequel je figure encore (vengeance continue) sous le titre "Le Voyage des Morts". Si cela est exact, je vous serai obligé de me le faire parvenir contre remboursement.
Encore un détail qui aurait pu mettre sur la piste d'une supercherie en ce qui concerne l'origine supposée africaine de l'auteur. "Abdallah Chaamba" est une faute d'arabe, il faudrait dire Chaambi (Chaamba étant un pluriel). Mais qui pouvait éventer la mèche ?
Et maintenant. Monsieur, quelle conclusion tirer de cette longue lettre ? A mon avis, ce qui suit.
Sachant maintenant combien vous avez été joué par un malhonnête homme et compromis innocemment dans une affaire de basse vengeance, j'espère que vous voudrez bien retirer immédiatement de la vente, de la diffusion gratuite et du catalogue les deux ouvrages incriminés, qui ne peuvent que jeter le discrédit sur vos éditions. Je vous serais aussi très reconnaissant de m'en tenir informé... ainsi peut-être que l'auteur qui mérite bien cette sanction.
Quant à moi, après une vie de travail et d'honneur, je mérite bien d'être défendu, à 73 ans.
Marcel Augiéras
"Le Vieillard et l'Enfant" ne fut pas retiré de la vente. Il n'y eut pas non plus de procès.
■ in François Augiéras : le dernier primitif, Serge Sanchez, Editions Grasset, 2006, ISBN : 224669471, pages 278-281
Lire aussi de François Augiéras : L'apprenti sorcier
Le Vieillard et l'Enfant, illustration de François Augiéras vers 1966 : « La nuit, sur la terrasse, le grand lit de métal est agité comme un navire en pleine tempête. Le vieillard dans les spasmes pousse des cris comme à l'agonie et râle si fort que le désert en résonne… »