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Foucault et l'art de l'« inservitude »

Publié le par Jean-Yves Alt

[…] il est une notion qu’il (Foucault) aimait à placer au centre de sa réflexion, dans les dernières années de sa vie, c’est […] celle d’«actualité». Dans plusieurs textes célèbres, il définit la tâche du philosophe et de l’activité philosophique en ces termes : «faire le diagnostic du présent».

C’est-à-dire essayer de comprendre ce que nous sommes, et comment nous le sommes devenus. Avec pour objectif de transformer ce présent, et de nous transformer nous-mêmes.

C’est pourquoi l’on peut dire que toute la pensée de Foucault se trouve condensée dans cette idée […]. Si ce que nous sommes a été produit par l’histoire, il s’agit de remonter, par le moyen du travail historique, jusqu’au moment d’émergence de telle ou telle institution qui nous paraît «naturelle», «évidente», mais dont la recherche dans les archives montre qu’elle a été inventée à une époque donnée, après avoir existé sous forme de projets, de discours, de réformes envisagées, de savoirs mobilisés à cette fin… C’est toute cette pensée sédimentée dans les institutions qu’il s’agit de retrouver et de restituer, pour en défaire la puissance souterraine et souveraine.

L’exemple le plus éclatant d’une telle enquête dans les arcanes de l’histoire est, bien sûr, le grand livre sur la «naissance de la prison» qu’est «Surveiller et punir» (1975). Mais cela vaut aussi pour l’«Histoire de la sexualité», qui s’interroge sur la constitution historique de ce que nous appelons la sexualité et sur l’émergence de cette idée, somme toute assez étrange, que le sexe constituerait la vérité profonde du sujet humain considéré comme un «sujet de désir» – une vérité que la psychanalyse, héritière en cela de la confession chrétienne, se donne pour tâche de porter au jour. Reconstituer l’apparition historique du «sujet» et du «sujet de désir» vaut alors comme une mise en question radicale de la psychanalyse et de tout ce que Foucault range sous la rubrique de la « fonction psy ».

On voit que la pratique généalogique […] ne saurait être dissociée de la démarche critique. Il s’agit d’apercevoir de quelle manière tous ces héritages du passé nous façonnent, définissent nos manières d’être, nos gestes les plus quotidiens, nos croyances les mieux installées. Soumettre ces héritages au regard critique, c’est se donner la possibilité d’en desserrer l’étau, et par conséquent de repousser les limites imposées à notre liberté par les pesanteurs de l’histoire. La généalogie n’est que le moyen de la critique : elle est le labeur lent et patient qui donne forme à « l’impatience de la liberté ». Il est impossible, par conséquent, de parler d’une philosophie de Foucault, d’une théorie foucaldienne. Car la critique ressortit plutôt à une attitude et même, nous dit Foucault, à un ethos qu’à une théorie.

Le travail philosophique ne consiste pas à appliquer une doctrine, mais à mettre cet ethos critique au contact des réalités qui nous entourent, nous menacent, nous assujettissent. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi Foucault n’hésitait pas à déclarer que l’on pouvait considérer chacun de ses livres comme un «fragment d’autobiographie» : c’est là où dans sa vie il ressentait un malaise, là où les institutions auxquelles il avait affaire lui semblaient marquées par des dysfonctionnements et suscitaient en lui une inquiétude que surgissait la nécessité de l’analyse, indissociablement théorique et politique.

L’écart, la rétivité, le refus d’admettre le monde tel qu’il est deviennent les points de départ de l’entreprise philosophique : écrire revient à développer «l’art de l’inservitude», à pratiquer « l’indocilité réfléchie ».[…]

■ Extraits du Nouvel Observateur, Didier Eribon, 21 octobre 2004

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