Gustave Courbet (1819-1877), incompris jusqu'à nos jours
Ce jour-là, il fait une chaleur de four à Versailles. Pourtant, on se bouscule dans la salle du tribunal lorsque le président du conseil de guerre, fait entrer les accusés. Le Tout-Paris des arts et de la politique est là et, ce 14 août 1871, il n'a d'yeux que pour un gros homme hagard, aux cheveux blanchis, au teint jaunâtre, aux yeux injectés.
La salle se réjouit de ses tourments. Décidément, il est bien tel que la presse l'a décrit, ce « peintre du laid », socialiste avoué, qui a démoli la colonne Vendôme par vengeance.
C'est de la haine, disproportionnée, qui déborde loin au-delà des cercles parisiens. Mal remise des affres de la Commune, la bourgeoisie a trouvé son bouc émissaire.
Artiste célèbre et provocateur de talent apprécié des élites les mieux averties, Gustave Courbet, à 52 ans, est un homme « arrivé » qui s'est allié à la canaille, aux « rouges » ; il a trahi, on le méprise en proportion.
Lui est abasourdi. Il ne comprend pas ce qu'il fait là. Certes il a participé : la République puis la Commune, c'était la revanche sur les frustrations accumulées depuis 1848, le pouvoir central aboli, la démocratie, la liberté, tous ses rêves enfin réalisés. Il a rêvé. Mais en pacifiste, pas en émeutier. On ne l'a jamais vu sur les barricades et très peu au conseil municipal, dont il s'est retiré au bout d'un mois. Elu président de la fédération des artistes, il a surtout débattu de réformes utopiques comme le remplacement des Beaux-Arts par des écoles techniques...
L'essentiel de son énergie, il l'a employée à remplir la mission officielle que lui avait confiée le gouvernement en septembre 1870, bien avant la Commune, alors que les Prussiens encerclaient Paris : protéger les musées et les objets d'art menacés.
Quant à la fameuse colonne, il a certes publiquement souhaité voir disparaître de la place ce « bloc de canons fondus qui perpétue la tradition de conquêtes, de pillages et de meurtres. » Mais il n'a pas été le premier ni le seul. En 1848 déjà, Auguste Comte avait réclamé la démolition de ce symbole de l'Empire devant lequel les bonapartistes se rassemblaient chaque année. Lorsque, le 12 avril 1871, la Commune a finalement voté la démolition, il n'en était pas membre, et il n'a pas assisté à l'abattage, le 16 mai.
C'est ce qu'il explique calmement au président du conseil de guerre, témoignages à l'appui. L'un des coaccusés, membre de la Commune, prend d'ailleurs complètement sur lui le renversement de la colonne et assure que Courbet n'y est pour rien.
Le tribunal le condamne pourtant à six mois de prison et à une amende de 5 000 francs. Le verdict est « modéré » - deux des inculpés seront exécutés et les autres déportés.
Mais c'est cher payer le rêve pour un peintre épris de nature, innocent et malade de surcroît. « Ils m'ont tué, ces gens-là, je ne ferai plus rien de bon ! », gémit-il à l'hôpital militaire où il a été transporté.
Rares sont les criminels, les hommes politiques à avoir suscité une telle rage. A fortiori les artistes ! Courbet est un cas, et il le sait. À dire vrai, il l'a un peu cherché. Car ce qui l'accable en ce terrible mois d'août 1871, c'est la légende qu'il a lui-même créée. Celle d'une grande gueule anarchiste et anticléricale, disciple de Proudhon, pourfendeur d'institutions, un ogre excessif en tout, buveur, noceur, bagarreur, un « maître peintre » qui fait profession d'inculture parce qu'il a compris, bien avant le marketing, que le scandale fait vendre. Il voulait « épater le bourgeois » : il a réussi, au-delà de toute mesure.
Son œuvre n'a qu'un but : la vérité. Et elle choque : ses campagnes sont dures, ses forêts sombres, ses chasses des carnages, ses curés ont le nez rouge, ses pauvres sont de vrais pauvres, déformés par le labeur, ses nus de vrais nus, sensuels voire érotiques. « Le réalisme, a-t-il expliqué en 1861, n'est que la négation de l'idéal. » En cela, il est révolutionnaire, d'autant plus qu'il entend faire de sa propre libération un modèle. Bien avant les impressionnistes, qui s'engouffreront dans la brèche, Gustave Courbet a ouvert la voie de l'art moderne. Par le choix de ses sujets, par ses méthodes commerciales, par sa peinture même, il a rompu avec tout ce qui l'avait précédé.
En 1851, Courbet a 32 ans, il part dans le Doubs dans son village natal, fait poser tous les habitants et revient au Salon de 1850 avec une toile gigantesque (7 m × 3,50 m) qui fera date dans l'histoire de l'art. C'est le fameux «Enterrement à Ornans.» Un monument à la gloire du réalisme. Le format, panoramique, jusque-là réservé aux sujets nobles, détourné au profit d'une simple cérémonie rurale, la composition inspirée de l'imagerie populaire, le paysage, les couleurs sinistres où le noir domine, les personnages, paysans ou petits bourgeois aussi laids que nature, tout dérange dans ce tableau. C'est le but. Le scandale est énorme, les critiques s'écharpent, la politique s'en mêle. La légende est née. «M. Courbet s'est fait une place dans l'école française à la manière d'un boulet de canon qui vient se loger dans un mur», note, ravi, un écrivain socialiste. Le désormais fameux « peintre du laid », lui, se frotte les mains, sa cote est faite. Il vend enfin, pas à l'Etat, mais, ce qui est mieux, à des collectionneurs, et il n'a qu'une envie : continuer.
C'est un Turc, l'ambassadeur ottoman à Paris, qui, en 1866, commande la toile la plus provocatrice de toutes, « L'Origine du monde », un sexe de femme si « réaliste », si cru, qu'il restera caché jusque dans les années 1950 - y compris par son dernier acquéreur, le psychanalyste Jacques Lacan.
Le procès n'était rien, le pire reste à venir. À peine sorti de prison, il est déjà menacé. La Chambre des députés veut reconstruire la colonne et envisage de saisir ses biens. À Paris, on le surveille ou on l'évite. A Ornans, il trouve son atelier vandalisé.
Sa mère est morte, ses amis d'enfance aussi. Tout le monde profite de son infortune : son ex-logeuse lui a volé deux caisses de tableaux, ses débiteurs - marchands et collectionneurs - font traîner les règlements, ses créanciers exigent au contraire d'être payés de suite, même sa sœur Zoé le berne et renseigne la police. Il s'épuise en procédures.
La peine purgée n'a pas calmé les passions, au contraire. En mai 1873, le maréchal Mac-Mahon, champion de « l'ordre moral », arrive au pouvoir. La Chambre décide aussitôt que Courbet paiera la colonne. La somme reste à fixer, mais elle sera énorme - au final, 330 091,68 francs or, l'équivalent de 800 000 euros. Les biens du peintre sont mis sous séquestre. Faute de payer, il risque encore la prison. Il s'est remis à peindre, il n'a pas le choix, mais comment travailler en sachant que chaque tableau risque d'être confisqué ? Il fait appel, sans illusion.
« Je suis dans un état d'angoisse inexprimable », écrit-il. La réaction, à nouveau, se déchaîne. Un écrivain suggère de « montrer à toute la France le citoyen Courbet, scellé dans une cage de fer sous le socle de la colonne !»
Ne reste que l'exil. Le 22 juillet 1873, il se réfugie en Suisse, où il finit par se fixer à La Tour-de-Peilz, un petit port du canton de Vaud. Là, il produit à la chaîne, mais le cœur n'y est plus. Il a toujours abusé de l'alcool. La dépression aidant, il passe les bornes, se met à l'absinthe, qu'il coupe de vin blanc ! Il espère, vainement, pouvoir regagner la France. Là-bas, ses ennuis continuent. Son appel a été rejeté, ses biens définitivement confisqués ; seul son père continue de le défendre. Il meurt, en 1877, à 56 ans, rongé par la cirrhose et l'hydropisie.
Il y a une dizaine d'années, en 1994, à Besançon, les gendarmes obligent les libraires à retirer un livre (Adorations perpétuelles de Jacques Henric. Roman, collection Fiction et Cie, Seuil, 1994, ISBN : 2020211793) de leurs vitrines.
En couverture, l'auteur avait choisi de reproduire «L'Origine du monde.»
LA POMME de Enis BATUR, Traduit du turc par Ferda Fidan, Actes Sud, janvier 2005, ISBN 2742753087.
Présentation de l'éditeur : Enis Batur étudie ici, en romancier, le grand étonnement causé par l'apparition en Occident de L'Origine du monde, cet incroyable tableau de Courbet.
Il nous conduit auprès de Khalil Chérif Pacha, le commanditaire du tableau, personnage étrange et méconnu, à l'époque ambassadeur de l'Empire ottoman à Paris. Puis, à partir de la liberté de cet Oriental capable d'initier une telle œuvre, et de la complicité qu'il partageait avec Courbet, Enis Batur compose des interprétations ou des suites imaginaires venant éclairer ou réinventer l'histoire de cette toile. En passant par une hypothétique rencontre entre Dostoïevski et Khalil Chérif Pacha, et par l'évocation de Jacques Lacan - qui avait voilé l'œuvre sous une autre - , Enis Batur revisite les représentations de la Genèse et du Paradis dans l'histoire de l'art et, pour finir, élabore une "théorie de la Pomme" ludique et passionnante...
Une couverture du livre qui dévoile et qui cache...
Dès la couverture de "La Pomme", tout est dit. Sur fond rouge se détache une pomme blanche aux reliefs curieux, qui lorsqu'on y prête attention révèlent un sexe de femme, plus précisément un détail de "L'Origine du monde", le fameux tableau de Courbet.
L'auteur : Poète, essayiste, romancier, journaliste, éditeur, Enis Batur est l'une des figures centrales de la littérature turque. Ses livres sont traduits dans de nombreux pays. Amer savoir, premier volet de ce travail sur la fiction, a été publié en 2002 aux éditions Actes Sud.
Source principale : D'après un article de Véronique Maurus paru dans Le Monde du 29 juillet 2003