24 mai 1951 : Another country
La clientèle anglaise de retraités fortunés en croisière sur la Manche à bord du Falaise est enchantée des deux nouveaux passagers qui sont montés à l'escale de Southampton. Importants fonctionnaires du Foreign Office, selon le commandant, quarantaine élégante et accent aristocratique, ils sont des compagnons de voyage inespérés avec leur bonne descente au bar et leur conversation brillante à dîner.
Il est certes un peu curieux qu'ils occupent la même cabine et donnent de gros pourboires aux jeunes marins, mais enfin, « honni soit qui mal y pense », au même rivage des îles anglo-normandes. Pourtant, alors que les deux amis se partagent aimablement le privilège de faire le quatrième au bridge, à la table de rombières emperlouzées, l'Intelligence Service et Scotland Yard sont sur les dents et lancent des avis de recherche frénétiques, car, ce 24 mai 1951, Guy Burgess et Donald MacLean, diplomates de haut rang ayant accès aux dossiers les plus sensibles, ont subitement disparu alors qu'on venait de les démasquer comme espions à la solde des Soviétiques depuis près de vingt ans. Volatilisés à Saint-Malo, ils ne reparaîtront qu'à Moscou, quelques mois plus tard, narquois et hors d'atteinte, tandis qu'une commission d'enquête s'échine encore à démêler, dans une atmosphère survoltée de scandale, l'invraisemblable écheveau de secrets militaires essentiels qu'ils ont transmis au KGB en pleine guerre froide.
Burgess et MacLean se sont connus à Cambridge au début des années 30. Rejetons de grandes familles qui ont donné des flopées d'officiers supérieurs et de ministres à Sa Gracieuse Majesté, passés des tendres émois des vestiaires après le cricket à la haine des hypocrisies de leur caste, et du spectacle des ravages de la grande crise à l'adhésion aux cercles d'étudiants marxistes, ces enfants perdus de l'Empire avaient tous les atouts pour intéresser les patients limiers de la Loubianka : promesse de grande carrière au sein de l'establishment, maîtrise des chantages dans le réseau d'une homosexualité encore honteuse, idéologie communiste d'autant plus ferme qu'ils continuaient à rouler en Rolls et à fréquenter les garden-parties pour la cause. Mais le flamboyant Burgess et l'efféminé MacLean n'auraient pas été de si bons espions sans le contrôle d'un cerveau supérieur que les services secrets enrageaient de ne pouvoir localiser, malgré l'efficacité légendaire de leur chef, cet anticommuniste enragé de Kim Philby. Or, il y avait une raison aussi simple qu'inimaginable à l'échec de ces recherches et dont l'intéressé révéla la fracassante nouvelle en s'enfuyant à son tour à Moscou dix ans plus tard : le troisième homme, ancien de Cambridge également, où il avait agi comme recruteur, c'était Philby lui-même.
■ in Un jour dans le Siècle, Editions Robert Laffont, 2000, ISBN : 2221093208, pages 232/233
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