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Le Roman d'Enéas

Publié le par Jean-Yves Alt

Il s'agit de l'un des plus vieux romans français composé vers 1160 : ce roman est une réécriture courtoise de l'Énéide de Virgile et traite du mythe du héros fondateur d'une cité.

L'intérêt de l'auteur va vers la description de l'amour naissant pour Énéas dans le cœur de la jeune Lavine, épisode à peine esquissé par Virgile.

C'est le pénible aveu de cet amour fait par Lavine à sa mère et la réponse calomnieuse de cette dernière dont il est question dans l'extrait ci-dessous :

« […] - Dame, j'aime, je ne puis le nier, / vous devez me donner de bons conseils.

- Je le ferai, si tu me fais confiance. / Puisque ton cœur est au supplice, / tu dois bien me dire pour quel objet.

- Je n'ose, madame, car je crois / que vous m'en voudriez : / vous me l'avez bien déconseillé, / vous m'avez bien mise en garde contre lui ; / mon intérêt pour lui s'en est accru : / Amour néglige les remontrances. / Si je vous nommais mon aimé, je craindrais de vous fâcher.

- Jamais, je le crois, n'a bien aimé / qui veut blâmer quelqu'un qui aime.

- J'aime, je ne puis plus le nier.

- Alors ton ami ne s'appelle pas Turnus ?

- Non, madame, je vous le garantis.

- Et comment donc ?

- Il s'appelle "É" »,

puis elle soupira et ajouta « ne », et après un instant prononça « as », parlant en tremblant et tout bas.

La reine réfléchit /et assembla les syllabes :

« Tu m'as dit "É" puis "ne" et "as", / ces lettres se prononcent Énéas.

- Oui, oui, madame, c'est lui.

- Et Turnus ne t'aura pas ?

- Non, je ne l'aurai jamais pour époux, / mais j'accorde mon amour à l'autre.

- Qu'as-tu dit, véritable folle ? / Sais-tu à qui tu te destines ? / Ce misérable est d'une nature telle qu'il ne se soucie guère des femmes. / Il apprécie davantage l'amour des garçons, / il ne veut pas chasser la biche, / il raffole de la chair de mâle ; / Il aimera mieux étreindre son giton / que toi ou n'importe quelle autre. / Il ignore la chasse à la femelle, / Il ne passera pas par le petit trou, / Il adore les tripes de jeune homme. / Les Troyens sont élevés dans ce vice, / et tu as très follement fait ton choix. / N'as-tu pas appris comment / il a maltraité Didon ? / Jamais il n'a fait de bien à une femme, / et il ne t'en fera pas, je pense, / ce traître, ce sodomite. / Il renoncerait toujours à te posséder / s'il avait un mignon ; / il lui serait très agréable / que tu te prêtes à ses favoris ; / s'il pouvait les attirer par ton entremise, / il ne le trouverait pas singulier / de procéder à cet échange : / le giton prendrait avec toi son plaisir / puisqu'il se prêterait à celui d'Enéas : / ce dernier le laissera bien te grimper dessus / s'il peut ensuite le mettre sous lui : / il n'aime pas la peau de con. / C'en serait fini de ce monde / si tous les hommes qui s'y trouvent / étaient pareils dans tout l'univers : / jamais une femme ne concevrait, / il y aurait grande pénurie de gens ; / on ne ferait plus jamais d'enfants, / et alors ce serait la fin du monde. / Ma fille, tu as vraiment perdu l'esprit / quand tu fais ton amant d'un tel homme, / qui jamais ne se souciera de toi / et qui agit contre nature : / il prend les hommes, délaisse les femmes / et brise le couple naturel. / Prends garde à ne jamais m'en reparler, / je veux que tu renonces à cet amour / pour un sodomite, un couard. / Tourne ton cœur ailleurs : / aime celui qui t'aimera, / c'est Turnus qui, depuis sept ans, / te consacre ses soins ; / prends garde qu'il ne s'en repente. / Si tu veux jouir de mon affection, / renonce donc à ce traître, / et destine ton amour à celui / pour lequel j'intercède, abandonne celui / qui serait toujours un étranger pour toi.

[vers 8589 à 8675]

L'auteur du Roman d'Énéas se révèle un romancier plein d'humour qui sait observer avec malice ses personnages. Ainsi, avec le véritable cours fait par la reine à sa fille Lavine sur les problèmes du cœur, la jeune fille, éprise d'Énéas, croira - plus loin [lire dans l'ouvrage les vers 9179 à 9222] - reconnaître les symptômes du mal que sa mère vient de lui indiquer…

La présence de cet humour montre combien les tons peuvent être variés dans Le Roman d'Énéas, et passer des accusations de sodomie les plus ordurières au repentir le plus doux chez Lavine comme le montre ce second extrait :

La jeune fille le vit venir, / elle commença à se repentir / de l'avoir tant calomnié / et dit :

« J'ai bien mal agi ! / J'ai parlé en vraie folle, / je crois qu'Amour m'a dénoncée / pour avoir tant médit de lui. / Je m'en repens, je l'ai trop calomnié. / Très cher ami, voici mon gage, / je vous ai accablé d'insultes, / je vous offrirai la réparation qu'il vous plaira. / Je devrais bien me repentir, / moi qui vous ai accablé de tels outrages. / Oh ! malheureuse, comme il me tarde / qu'il me fasse subir son châtiment ! / Très cher ami, si cela vous plaisait, / je me rendrais nu-pieds à votre tente ; / ce serait un délice, / je n'éprouverais ni mal ni douleur. / J'ai mal parlé, ce fut folie, / je vous ai couvert de très injustes reproches. / Ami, j'ai bien mérité la mort ; / si vous le décidez, ma vie ne compte plus, / et si vous le voulez, je suis guérie. »

[vers 9257 à 9280]

■ Le Roman d'Énéas, Éditions Le Livre de Poche/Lettres gothiques, 1997, ISBN : 225306663X


Lire la chronique de Lionel Labosse sur son site altersexualite.com

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