Au bonheur des hermaphrodites par Marcela Iacub
S'il est une minorité opprimée dont le sort s'est amélioré au cours de l'histoire occidentale, c'est bien celle des hermaphrodites. Depuis plus de deux siècles, le droit les traite sans violence ostentatoire : on s'efforce de les ranger dans le groupe des hommes et des femmes selon le sexe jugé «prédominant» qu'ils présentent; on rectifie les inscriptions initiales données à l'état civil au cas où le développement corporel montre une prédominance différente ; mais il ne vient à l'esprit de personne de les tenir pour coupables de l'usage qu'ils pourraient faire de leurs organes sexuels doubles. Tout autre était la situation dans l'ancien droit, où ils ont été victimes d'une violence institutionnelle débridée.
Au Moyen Âge, l'ambivalence de leurs organes sexuels était considérée comme un outrage à Dieu : qualifiés de «suppôts de Satan», ils étaient enterrés vivants. Au XVIe siècle, le droit et la médecine les affranchirent de ce sort, mais leur situation n'en restait pas moins difficile. Examinés par des médecins et des sages-femmes afin de déterminer leur sexe prédominant, ils étaient déclarés mâles ou femelles ; à égalité de sexe, on les laissait choisir. Mais, dans tous les cas, ils devaient s'interdire l'utilisation de l'autre sexe, car ils commettraient, ce faisant, le crime de sodomie, qui pouvait les conduire au bûcher. Néanmoins, ces classifications étant loin d'être stables et claires, certains se trouvèrent de nouveau en faute malgré eux, bien que celle-ci ne fût plus objective et physique, mais morale et personnelle.
Ce fut le cas d'un hermaphrodite qui naquit à Grenoble en 1732 et que l'on classa à sa naissance comme femme, le baptisant Anne Granjean. Vers quatorze ans, Anne se sent attirée par les femmes et développe les «attributs de la virilité». Son confesseur, se fondant sur son orientation sexuelle, la contraint alors à s'habiller en garçon et à se comporter comme tel. Jean-Baptiste, comme il s'appelle désormais, devient artisan et se marie. Mais une certaine Mlle Legrand, qui avait eu une relation passagère avec lui pendant sa transformation identitaire, raconte à la mariée, par jalousie, le véritable état de son époux. Celle-ci en fait part à son confesseur qui lui ordonne de cesser immédiatement tout rapport marital. On informe le substitut du procureur général, Anne Granjean est jetée en prison dans un cachot solitaire, car on ne pouvait la mettre ni avec les hommes ni avec les femmes. L'expertise ordonnée par le tribunal trancha, décidant qu'il s'agissait bel et bien d'un hermaphrodite femelle. Elle fut condamnée à trois jours de carcan avec un écriteau au cou portant la mention «profanateur du sacrement du mariage», avant d'être fouettée et bannie à perpétuité. Son avocat lui-même dut reconnaître le crime mais plaida la bonne foi. La pauvre Granjean fut obligée par un confesseur à devenir mâle et par un autre à devenir femelle. Innocentée par un arrêt de 1765, on lui ordonna de reprendre ses habits de femme avec défense de « hanter » son ex-épouse ou les autres personnes de son sexe.
Même si ces tristes histoires appartiennent à un passé révolu, le classement juridique en deux sexes s'est bel et bien perpétué, et continue à poser pas mal de problèmes à beaucoup de monde : aux couples homosexuels qui souhaitent se marier et avoir des enfants, mais aussi à ceux qui se sentent d'un autre sexe que celui sous lequel ils sont inscrits ou qui n'ont pas le sentiment d'entrer de manière stable dans aucune des deux classes. Certains voudraient que ce classement ne soit pas un arbitraire juridique hérité d'une lourde histoire, mais une sage condition permettant la survie psychique de l'humanité.
Certes, le droit français autorise désormais à avoir recours à une intervention chirurgicale pour changer de sexe, après expertise psychiatrique, et à obtenir ainsi des droits égaux à ceux des personnes nées dans ce sexe. Ainsi, non seulement une transsexuelle «femme devenue homme» pourra se marier, mais le couple pourra demander une procréation médicalement assistée (PMA). Néanmoins, un seul mouvement politique se révolte, pour la première fois peut-être dans l'histoire, contre la division juridique des sexes elle-même, arguant que les difficultés pratiques que suscite le fait de n'avoir pas l'apparence conforme à son état civil incitent manifestement à passer par la table d'opération. Il s'agit des transgenres. Certains d'entre eux s'habillent la moitié de la journée en homme et l'autre en femme, ou bien transforment seulement une partie de leur corps afin de devenir sexuellement non repérables. Ils demandent l'abolition de l'inscription du sexe dans l'état civil, revendication que le Parti socialiste espagnol a d'ailleurs faite sienne il y a quelques années. Non pas pour qu'il n'y ait plus de sexes, mais au contraire pour qu'ils puissent se multiplier librement. Lawrence Durrell a écrit qu'il y avait cinq sexes en Alexandrie. Peut-être un jour en comptera-t-on bien plus en France, peut-être bien moins, mais on ne se mettra cependant pas en tête d'en faire autant de catégories juridiques. Ce jour-là, on se rendra compte enfin qu'on a brûlé des hermaphrodites pendant des siècles pour rien de véritablement intéressant.
Libération, Marcela Iacub, 24 février 2004