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Le « Corydon » d'André Gide vu par François Porché (1927)

Publié le par Jean-Yves Alt

Cet essai, publié en 1927, a bien vu les différences de ton entre les œuvres littéraires et Corydon notamment : si François Porché admet qu'on peigne l'homosexualité dans des romans, il refuse qu'on la présente dans des essais.

C'est sur l'autel de la Vérité que Gide, en 1922, prétendit déposer "Corydon". L'ouvrage avait été déjà imprimé en 1911, à douze exemplaires, lesquels, dit l'auteur « furent remisés dans un tiroir ». En 1920 fut tirée une seconde édition, sinon aussi secrète que la première, du moins toute confidentielle encore, puisqu'elle ne comptait que vingt six exemplaires, qui furent probablement distribués à des amis. Ce n'est pas par minutie bibliographique ni manie de bibliophile que nous rappelons ces détails, mais pour marquer avec quelle prudence Gide est sorti de son couvert.

Nous ne sommes pas de ceux voient dans ces hésitations l'indice d'une « certaine timidité de pensée », selon l'expression employée par, l'auteur dans la préface où lui-même se défend de cette faiblesse. Ce me semble plus juste de croire que, lorsqu'on a, dans ses mœurs, depuis près de trente ans, l'habitude du secret, l'on ne s'en départ point tout de go. Bien plus, le secret a ses délices, et pour que Gide prît le parti de les sacrifier, fallait-il, selon nous, que la passion de la vérité fût en lui puissante ! D'autre part, se déceler, c'est un peu résigner ses dons, d'artifice, déposer la nuance captieuse : un virtuose de la phrase y perd. Enfin Gide fut longtemps arrêté par la crainte d'affliger quelques personnes, « une âme en particulier », dit-il. De telles raisons d'ordre intime, qui paraissent des défaites aux indifférents, sont souvent les plus déterminantes. D'ailleurs, dès l'instant que Gide nous l'assure, nous ne pouvons douter de sa parole. Gide ne ment jamais dans le temple de la Vérité. Il a d'autres dieux ou démons, qu'il visite. Mais quand il revient à l'esprit de réforme et de libre examen, c'est toujours avec un ferme propos. C'est avec l'élan du catéchumène, doublé, au besoin, d'un iconoclaste.

Ajoutons, cependant, ce que Gide lui-même a noté dans sa préface à l'édition de 1922, la première qu'il destina délibérément à un cercle assez étendu : « Certains livres - ceux de Proust en particulier - ont habitué le public à s'effaroucher moins et à oser considérer de sang-froid ce qu'il feignait d'ignorer ou préférait ignorer d'abord. » C'est donc bien Marcel Proust qui avant tous passa les barrages ; après quoi, d'autres, Gide en tête, s'avancèrent.

Le petit pâtre brun Amyntas avait groupé autour de son image les effusions lyriques du désir clandestin ; sous l'invocation d'un autre berger de Virgile, le blond "Corydon", Gide, cette fois, plaçait, en forme de dialogues, un traité didactique, sorte de « défense et illustration » du non-conformisme. Loin qu'il s'agît alors de confessions, l'oeuvre se présentait comme détachée de toute préoccupation personnelle. La stricte objectivité scientifique était sa loi apparente.

Peut-être un tel parti pris satisfaisait-il chez l'auteur, à ce moment, les derniers conseils de la prudence, en même temps qu'il s'accordait avec la répugnance sincère que Gide a toujours montrée pour tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à un éclat. Là encore, la nature de l'homme est double ; il aspire à exercer une action, mais il a horreur des remous que l'action entraîne. Son attitude à l'égard du public est celle d'un pêcheur à la ligne qui, sentant que ça mord, tremblerait de voir apparaître au bout de son fil une hydre gigantesque. C'est pourquoi l'inquiète un succès qui dépasse une certaine ampleur. Il craint d'être avalé par lui.

Cependant le zèle des anciens réformateurs le possède. Son idéal serait de faire des prosélytes en restant dans la solitude, sans que ses disciples, qu'il souhaite nombreux, se crussent autorisés à l'entourer de leurs piétinements et de leurs rumeurs.

A bannir du "Corydon" (extérieurement) tout subjectivisme, Gide trouvait un autre bénéfice : la portée du message, pensait-il, en serait accrue. La finesse, dans l'art de la propagande, c'est, en effet, que plus l'auteur parait dégagé de son propos plus il a chance de convaincre. Il faut qu'il ait l'air, d'exposer simplement des faits, en laissant à chacun la liberté de conclure.

Gide, comme on peut croire, n'ignore aucun de ces tours. Nous ne lui en ferons pas un crime, car le fond du procès est ce qui nous importe le plus. Pourtant, je dois avouer que, dans son "Corydon", Gide a mis un peu trop d'astuce, et de la plus fourrée.

L'ouvrage est une suite de dialogues dans lesquels un homosexuel s'évertue à démontrer scientifiquement la légitimité de son instinct à un hétérosexuel malveillant et mal informé. Celui-ci, qui est censé rapporter les dialogues, Gide nous le donne comme n'étant autre que lui-même, puisque, des deux personnages, c'est celui qui dit : « je ». Si, le "Corydon" n'avait pas été suivi des confessions, nous ne serions pas en droit de reprocher à Gide d'avoir abusé dans "Corydon" de notre ingénuité. Mais "Si le grain ne meurt" a paru, livre qui a pour objet de ne nous laisser aucun doute sur les penchants de Gide en personne.

Or, quand Gide, dans les dialogues, se distribue le rôle de l'homme normal qui, non seulement fait à l'homosexuel des objections, mais le raille, quand nous voyons cette raillerie, à chaque page, aiguiser de nouveaux traits, et le railleur persister jusqu'à la fin dans ses sarcasmes, il nous devient impossible d'admettre qu'il n'y ait là qu'une convention littéraire. Ou bien la faute, c'est d'avoir introduit l'artifice dans une discussion dont le postulat est précisément que l'artifice n'y a point place.

Nous éprouvons à la lecture la même sorte de gêne qui s'empare de nous et va grandissant lorsqu'en notre présence quelqu'un ment et s'enferre de plus en plus dans son mensonge.

De fait, l'administration de la preuve est ici viciée. D'avance, nous suspectons une vérité qui use, pour se faire jour, d'un tel excès d'industrie.

J'entends bien que l'imposteur, ce n'est pas Gide à proprement parler, mais le faux personnage dont il s'est cru obligé d'assumer le rôle. Gide, ainsi, nous trompe dans la forme, mais il ne ment pas sur le fond, et cela pour une bonne raison, c'est que le vrai Gide, c'est l'autre, c'est "Corydon". Le Gide supposé n'interrompt le Gide authentique et ne le contredit que pour lui permettre de mieux triompher. Et s'il ne cesse de se moquer, ce n'est que pour dissimuler la complaisance qu'il met à raisonner si faiblement. C'est un compère. (pages 186-191)

[…] Mais il y a plus grave. C'est, à mesure que "Corydon" expose ses vues, un changement progressif, par gradations insensibles, de son attitude. Au début, le ton est bas, voilé de tristesse, d'une solennité quasi sépulcrale. L'auteur semble n'avoir pris la plume que pour protester contre les exclusives dont est victime, dans nos moeurs, l'homosexuel congénital, celui qui, organiquement, ne peut connaître le désir ni concevoir l'amour en dehors de son propre sexe. Mais, à la fin du volume, il n'est plus question de cela, et c'est alors, si l'on a gardé son libre jugement, qu'on s'aperçoit avec stupeur où le diable nous a conduit par des voies détournées. "Corydon", (lequel n'a plus à craindre la ciguë, ce qui, quoiqu'il dise, est pour lui un avantage dont il n'eût peut-être pas joui au temps de Socrate), "Corydon" s'adresse, pour conclure, à tous les jeunes gens, quels qu'ils, soient, à tous, vous m'entendez bien, non seulement aux homosexuels de naissance ou d'occasion, mais aux hétérosexuels eux-mêmes, à ceux que leur instinct porte naturellement vers les femmes, et qui, sans l'exemple d'un camarade, sans quelque invite sournoisement glissée à l'oreille, ou la lecture de Gide lui-même, n'eussent jamais eu la curiosité d'un plaisir contraire à leur penchant, plaisir donc moralement pervers, physiologiquement vicieux en ce qui les concerne. Bref, "Corydon", qui s'était d'abord posé en simple défenseur d'une classe de parias peu nombreuse et, à ce titre, avait su nous intéresser à sa cause, se montre finalement sous les traits d'un propagandiste effréné. (pages 202-203)

François Porché

■ in L'amour qui n'ose pas dire son nom, Editions Grasset, 1927, chapitre XIV : Gide audacieux, examen du Corydon


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