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Paysage dans le brouillard, un film de Théo Angelopoulos (1988)

Publié le par Jean-Yves Alt

Voula et Alexandre, une fillette presque adolescente et son petit frère, décident de quitter leur mère et leur pays pour partir en quête de leur père, qu'ils ne connaissent pas et qu'on leur a dit vivre en Allemagne.

Cette idée fixe les anime d'un bout à l'autre du film, et leur errance qui les mène à la frontière se veut initiation, apprentissage de la vie et du fonctionnement du monde.

La première scène s'ouvre d'ailleurs sur un plan noir, dans la chambre où Voula raconte à Alexandre l'histoire de la création, plan qu'interrompt la lumière entrée par la porte ouverte quand la mère (qu'on ne voit pas) vient vérifier si ses enfants dorment.

Le film débute ainsi par des mots qui suscitent le rêve, il se terminera par l'image d'un arbre surgi du brouillard, à une frontière que les enfants croiront être sans doute (autre façon de rêver) celle de l'Allemagne, alors qu'on imagine bien les difficultés qu'il leur reste à affronter géographiquement pour atteindre leur but. Angelopoulos réussit cependant à nous faire oublier ce détail de la réalité et à faire nôtre le rêve des deux enfants, à nous faire croire qu'ils sont quasi arrivés.

Cette dimension onirique toujours très subtile - parce que intégrée à la marche des choses - est le moteur du voyage. Voula et Alexandre sont agis par l'image rêvée, idéalisée du père. Dès lors qu'ils auront osé monter dans l'express pour l'Allemagne, on comprend que rien ne pourra plus les arrêter. C'est pourquoi la dernière image, malgré son irréalisme, est optimiste : s'ils ont réussi à traverser la Grèce, ils traverseront aussi avec succès les autres espaces qui les séparent de leur père.

Le voyage en Grèce est parsemé de rencontres - d'hommes exclusivement -, et d'embûches qui sont autant d'épreuves surmontées. La confrontation avec le contrôleur du train et la police leur enseigne l'existence d'un ordre social (par exemple, il faut un billet pour voyager), auquel il faut se soumettre (acheter un billet) ou avec lequel il faut ruser (les enfants feront du stop).

● L'oncle les renvoie à une réalité familiale qu'ils refusent : enfants du hasard nés de père inconnu, donc frappé d'inexistence.

● La rencontre avec le camionneur est aussi celle, d'un calme brutal et d'une insoutenable lenteur, avec le sexe. Voula y est initiée dans le pire des schémas possibles : celui du viol dont elle ne pourra trouver consolation complice auprès de personne ; seule la poursuite du rêve que réclame Alexandre la remet, si l'on peut dire, en route. Du viol, Angelopoulos ne montre rien directement, mais c'est bien plus terrible : plus forte encore que la suggestion de l'action dans le hors-champ, est la suggestion du viol derrière la bâche que fixe la caméra.

● Reste la rencontre avec le bel Oreste, qui sillonne la Grèce dans un vieil autocar avec lequel il transporte sa moto et les costumes d'une troupe de comédiens. Oreste sera quelque temps le grand frère protecteur, prêt à entrer dans le rêve des deux enfants parce qu'il est artiste et possède assez d'imagination.

Ce voyage-rêve pour quitter la Grèce est donc aussi un voyage d'homme en homme, et aucun d'eux ne pourra jamais être un substitut à la figure paternelle qui jusqu'au bout demeure comme un chaînon manquant dans les rôles attribués aux figures masculines du film.

Oreste était certainement l'homme avec qui quelque chose de bien aurait pu se passer. Il éprouve une confuse attirance pour la petite Voula, qui après l'expérience terrible du viol, cherche avec lui une relation de tendresse. Mais Oreste se dérobe dans la scène de l'hôtel, et fournit une possible explication à cette dérobade dans une scène étrange et nocturne de rassemblement de motards où il vend sa moto à un jeune mec en noir après un manège qui ressemble fort à un processus de drague homo. Ce qui sera confirmé par la scène de la boîte de nuit où il abandonne un moment les enfants dans un coin, pour s'éloigner seul avec le même garçon, sans équivoque possible.

Voula ne supporte pas cette « infidélité », qui lui est prétexte pour ne pas s'arrêter en chemin, pour ne pas céder à la tentation d'interrompre sa quête du père, pour prendre aussitôt son petit frère par la main et reprendre la route.

Paysage dans le brouillard est donc bien le voyage au bout du rêve, magnifique de force et de poésie : un chef-d'œuvre.

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