Premières pages, Yves Navarre
Curieux roman que "Premières Pages". Fiction à double niveau. Yves Navarre prête sa voix à une narratrice qui alterne les chapitres de fiction avec ceux relatant sa vie. Quarante et un premiers chapitres et autant de romans inachevés ; plutôt quarante et une petites nouvelles.
Peggy, la narratrice est dans le couple, celle qui habituellement se tait. Elle est depuis de nombreuses années, l’assistante, secrétaire, amante de Lola, écrivaine vieillissante et au seuil de l’oubli. Peggy pour s’adresser à nous, emprunte le moyen qui appartient à Lola : l’écriture. Peut-être pour cette raison ne fait-elle que commencer des romans. Son besoin essentiel serait de camper des personnages dans des situations qui la font appréhender l’univers dont elle est plus ou moins exclue. Peggy vit une sorte d'enfermement au sein de sa relation amoureuse avec Lola.
Ce livre est une transgression de l’interdit d’écrire que Lola faisait peser sur Peggy. Au long de ces lignes court ce qui fait que deux personnes vivent et aiment ensemble, forment un couple : les façons de dire « Je t’aime ». Courrent aussi les raisons qui font éclater les échecs, les blessures de ceux qui ont été trompés, floués.
Peggy, celle qui n’écrivait pas, ou plutôt qui ne faisait que de la correction pour Lola, nous livre sa relation avec son amante et avec le monde extérieur, au travers de petites nouvelles. Quand elle élabore les chapitres de fiction, elle nous donne la vision qu’elle a du monde hors de Lola. Elle existe alors face à Lola, dévoreuse qui lui a volé son nez, qui l’a remodelée pour aimer une amante à l’image de ce qu’elle désire, incapable d’aimer qui que ce soit d’autre que celle qu’elle ne sera jamais. La mémoire que Peggy veut construire par l’écriture ce sera leur mémoire, celle de leurs moments de vie, même si sa construction emprunte à des événements apparemment extérieurs. On n’abandonne pas le partage d’une vie. Il n’y aurait donc de possible pour Peggy qu’une mémoire façonnée par l’amour.
Au terme d’une vie, l’amour a sans doute un autre sens, il n’est peut-être plus aussi évident de changer d’objet d'amour. Lorsqu’elle s’apprête à quitter les Etats Unis pour regagner leur point de vie commune d’origine, la France, Peggy, la narratrice revient à son amante après le périple de mots et d’images des quarante et un chapitres/nouvelles. L’inventaire des matériaux de la mémoire est terminé. En elles bien des brisures se sont faites, mais aucune irrémédiables puisque les derniers mots du dialogue seront : «Tu viens ?» «J'arrive».
Le piège du couple, si piège il y a, se referme donc sur celle qui écrivait vouloir partir avec un/une autre pour mieux (re)trouver son amante.
■ Premières pages, Yves Navarre, Éditions Flammarion, 1983, ISBN : 2080645757
Quelques ouvrages d'Yves Navarre : Biographie - Ce sont amis que vent emporte - Fête des mères - Hôtel Styx - Le jardin d'acclimatation - Kurwenal ou la part des êtres - L'espérance de beaux voyages - Louise - Le petit galopin de nos corps - Premières pages - Une vie de chat - Romances sans paroles - Les dernières clientes [Théâtre] - Portrait de Julien devant la fenêtre - Le temps voulu - Killer - Niagarak - Pour dans peu