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Pourquoi toujours tout voir ? par Hector Obalk

Publié le par Jean-Yves Alt

Caméras, jumelles, estrades, tripodes, lampes... Tout est bon pour mieux voir les tableaux. Mais pourquoi toujours mieux voir ? Et pourquoi chercher à tout voir ? À vouloir ainsi déshabiller les tableaux de leurs recoins mal visibles, […] à en éclairer les parties sombres sous le feu des ampoules, que reste-t-il du mystère de l’œuvre […] ?

 Que reste-t-il de notre désir d’en découvrir les parties malaisées à discerner ? Que reste-t-il de notre émotion à en deviner la forme et la teneur, à force de concentration et sans machine particulière ? Ni l’électricité ni les téléobjectifs n’ont existé pendant de nombreux siècles, durant lesquels la peinture n’a pas manqué de gloire.

Ajoutons que certaines parties de tableaux y gagnent à rester sombres, notamment si elles évoquent, comme chez Caravage ou Vélasquez, l’obscurité floue d’un espace vide - qui peut s’aplatir et blanchir sous un éclairage trop fort, et perdre alors toute son immensité. […]

Plus généralement, toutes les parties du tableau qui se présentent comme sombres - ou lointaines sans être sombres ; ou subtiles sans être sombres ni lointaines - ne doivent-elles pas rester sombres, lointaines, ou subtiles ?

[…] Il faut bien dire que l’artiste n’espérait pas qu’on vît tout de son tableau, au sens où l’œil du spectateur eût pu se mouvoir à équidistance de chaque endroit de l’œuvre.

Preuve en est que la tête du gigantesque David de Michel-Ange est légèrement trop grosse afin que, vue par le passant qui la regarde en levant le nez, elle paraisse mieux proportionnée à son corps d’athlète. […]

Preuve en est que le Christ en croix par Rubens du Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers (illustration) a les mains fort mal dessinées tandis que ses pieds relèvent d’un morceau de peinture bien plus soigné - pour la bonne raison que les mains du Christ sont clouées à trois mètres du sol, tandis que ses pieds tombent sous les yeux du spectateur...

À ces arguments, j’ajoute un coup bas : […]

« Toute votre histoire de filmage à toutes distances et en tous points des tableaux, n’est-il pas un moyen de vous croire seul à vraiment jouir de la peinture, comme si la mise en boîte numérique des toiles faisait de vous leur propriétaire ? […] La peinture n'appartient ni à vous, ni au musée, ni à personne ! Et la perspicacité de chacun n’a jamais dépendu du calibre de ses jumelles ou de sa caméra ! »

Tout d'abord, reconnaissons qu'il y a une émotion à découvrir, au fond d'une église perdue, un Caravage abîmé de partout. Il y a aussi quelque chose de mystérieux qui peut émaner d'un Caravage mal éclairé, lequel recèle sans doute autant de raccourcis virtuoses que de feux d'artifice insoupçonnés.

Tout cela ne peut d'ailleurs qu'aviver notre désir d'en savoir plus sur le tableau, d'en déguster davantage les sous-parties, et de le regarder encore. Or si la vidéo donne à voir l'œuvre dans tous ses détails, il n'y a plus d'émotion à la dénicher ni de désir à la scruter. Et son mystère peut s'en trouver amoindri...

Ma réponse est radicale : ce type d'émotion, de désir et de mystère a fort peu à faire avec l'art. L'émotion propre à l’œuvre ne provient pas de ce qu'elle ne soit pas reproduite dans les livres ou les guides mais - les grands mots ayant été brandis, je me vois obligé de faire de même - l'émotion provient de sa beauté. Le mystère d'une œuvre ne provient pas de ce qu'elle soit mal éclairée mais que, bien éclairée, elle continue de rester mystérieuse. Et le désir qu'elle suscite ne devrait pas venir de ce qu'il soit nécessaire de s'abîmer les yeux ou se tordre la nuque pour la voir tout entière, mais de ce que sa beauté continue de nous surprendre à toutes les échelles où elle est regardée.

En un mot comme en cent, si le mystère de l'œuvre d'art disparaît parce qu'on la voit bien, et parce qu'on en voit tout, alors ce n'est pas une bonne œuvre.

Quant aux noirs de la peinture qui seraient blanchis par un éclairage artificiel, ils ne prouvent que la mauvaise qualité d'un tel éclairage. De même qu'on ne saurait confondre le mystère d'une œuvre avec le secret dont on peut l'entourer (en l'éclairant mal, par exemple), on ne saurait confondre la figuration de l'obscurité (dans la moitié haute des Ménines dont les subtils détails nourrissent l'espace et permettent d'en deviner l'étendue) avec la noirceur de la toile que l'ombre et la crasse ont rendu opaque.

Quant à la question polémique de savoir si je ne cherche dans la vidéo qu'un instrument de pouvoir sur la peinture en général, art dont je me croirais le seul à connaître la jouissance, mon tour est maintenant venu de répondre, sur le même ton, à ce procès d'intention :

« Toute votre antipathie pour la vidéo, les éclairages et toutes les machineries qui améliorent la vision et la diffusion des œuvres, n'est-elle pas due au fait quelle porte atteinte à la perfection de l'exemplaire Voyage en Italie que, sur les traces de Stendhal, vous aviez eu le privilège d'effectuer ? Ce qui vous agace dans l'accessibilité à tous les détails de l’œuvre, n’est-ce pas votre paresse à ne pas chercher tous les sous-tableaux qui font l'art de la peinture, que le peintre soit célèbre ou pas ? Tâche ardue à laquelle vous préférez les difficultés du périple dont chaque étape est un grand nom d'artiste répertorié dans votre guide ! Ce qui vous scandalise, c'est que vous n'auriez peut-être rien vu, à mon sens, des tableaux que pourtant vous avez vu, de ces tableaux si mal éclairés et si peu visibles qui vous ont fait vous écrier, en sortant de l'église perdue des Alpilles, "je l'ai vu !" »

Plus sérieusement, j'évoquais le mois dernier les nombreux défauts d'une œuvre auxquels un filmage en élévation pourrait faire croire alors que sa composition, faite pour être regardée en vision naturelle, était en réalité sans défauts. Plus discutables les uns que les autres, ces exemples de disproportion « intelligente », calculée par le peintre pour s'adapter au regard du spectateur en totale contre-plongée devant une fresque monumentale, sont des exceptions.

Dans leur enthousiasme à prêter du génie à n'importe quel défaut d'une œuvre (« si c'est disproportionné, c'est pour compenser les effets de parallaxe »), les historiens d'art devraient alors faire reproduire leurs grands formats par des photos prises en contre-plongée - ce qu'ils ne font jamais - et devraient alors dénoncer comme des « erreurs » les proportions trop justes des anatomies irréprochables qu'on voit sur les grands tableaux-ce qu'ils ne font pas davantage. Mais sur le plan théorique, l'objection demeure : c'est l'intention de l'artiste qui est trahie par des conditions de visibilité optimales dont il n'avait pas idée. Cette fois encore, il me faudra être radical.

Si le tableau qui vous passionne a été commandé pour servir de dessus de porte à la salle d'un palais, il est placé trop haut pour être vu comme il faut. S'il est destiné à une chambre qu'éclaire l'unique ouverture d'un œil-de-bœuf, il manquera de lumière pour être vu comme il faut. S'il est destiné à compléter une série de grands tableaux accrochés aux cimaises d'une galerie étroite, il manquera de recul pour être vu comme il faut. Donc : Heureusement que, pour mieux voir tous ces tableaux, on a inventé l'électricité, les gradins, les jumelles et l'image vidéo. Ma thèse est somme toute assez simple - c'est sa justification qui est délicate.

Thèse adverse : La peinture n'a souvent été, au même titre que la sculpture, qu'un des beaux-arts au service de l'architecture. Les artistes-peintres ont avant tout servi à composer, en collaboration avec d'autres artistes, l'architecture d'un lieu, éclairé par la seule lumière du jour. (Je suis d'accord.)

Fresques peintes sur les murs nord et sud d'une salle de bal, éléments d'une prédelle au bas d'un autel d'église, paire de paysages disposés de part et d'autre de la cheminée d'un aristocrate, les tableaux sont rarement indépendants d'une architecture donnée. (Je suis presque d'accord.) Née bien après l'avènement du tableau de chevalet. « l'autonomie » de la peinture est un mythe récent qui ne devient « la règle » qu'avec l'art moderne. Quant aux exemples de dessus de porte, de pièce obscure et de corridors cités plus haut, le seul fait que le peintre avait connaissance des futures modalités d'existence de son tableau nous oblige à considérer l'usage de moyens optiques, électriques ou mécaniques censés « améliorer » la visibilité de l’œuvre comme une atteinte à son intégrité et une trahison de son auteur. Là, je ne suis plus d'accord.

On aurait tort de penser que l'emplacement qui fut prévu pour un tableau avant même sa conception, le recul que lui offre la configuration des lieux ou la qualité de la lumière dont il bénéficie relèvent forcément des intentions de l'artiste. Elles relèvent le plus souvent des conditions de production de son œuvre, ce qui est bien différent.

Ce n'est pas parce que l'artiste savait que le tableau serait mal éclairé, même en plein jour, qu'il souhaitait pour autant ce mauvais éclairage. Combien de tableaux religieux commandés pour des églises ont été déplacés dans d'autres églises avant de se retrouver dans des musées où ils sont par ailleurs mieux visibles ? Combien de fresques qui ornaient une chambre royale ornent maintenant un escalier monumental, telle la chambre de la favorite d'un roi (François Ier) dont le sol fut défoncé pour servir d'aboutissement à l'escalier d'un nouveau roi (Louis XV). au château de Fontainebleau ? À chaque fois, les conditions de production se sont révélées être ce qu'elles sont : des conditions de « postproduction » - dont on préfère qu'elles améliorent, plutôt qu'elles ne détériorent, la visibilité des tableaux. Éclairage zénithal d'un groupe de fresques ou remastérisation d'un enregistrement musical, la postproduction est une instance inévitable de l'avenir des œuvres. Bref, si les conditions de postproduction améliorent notre confort visuel ou sonore, quel artiste s'en plaindrait ?

Voyons les choses avec pragmatisme. Les lettres et contrats qui témoignent de l'activité artistique depuis la Renaissance nous apprennent combien la concurrence est forte entre peintres et combien leur besoin d'argent se fait pressant depuis qu'ils ne font plus partie d'une guilde mais dirigent un « atelier » qui porte leur nom. L'artiste est déjà comblé par un prince ou un pape s'il a été choisi pour peindre tel décor plafonnant ou telle chapelle rayonnante qu'on l'imagine mal discuter de la taille de son tableau de commande ou de l'architecture du lieu qui lui est destiné. Le peintre a suffisamment à faire pour réussir son tableau et se distinguer de ses collègues peintres, pour spéculer sur la hauteur de son accrochage, les escaliers qui en multiplieraient les points de vue, les ouvertures des fenêtres qui en augmenteraient la luminosité. Il travaille à son œuvre dans les meilleures conditions qui soient, c'est-à-dire à la lumière du nord, aux heures du soleil, et à toutes les distances qu'il souhaite - juché sur un escabeau ou reculant au fond de son atelier - et c'est dans ces conditions optimales qu'il le jugera achevé.

Bref, la caméra n'invente rien qui n'ait été d'abord vu et revu par le peintre, et ce sont ses visions du tout et de ses parties que, plus qu'aucun média, la caméra restitue au seuil de notre siècle.

L’ ŒIL n° 563, HECTOR OBALK, novembre 2004

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