Questions sur le temps
Le temps reste un mystère à la fois excitant, intriguant et sur lequel pourtant nous n’avons pas vraiment de prise. Proche et familier, nombreuses sont les expressions qui essaient à rendre compte de ce qu’il est, de la manière dont nous le vivons et l’aménageons : passer le temps, perdre son temps, prendre son temps, arriver à temps...
Mais relève-t-il d’une réalité matérielle, aussi incontestable que les objets qui nous entourent ?
Les Grecs anciens concevaient le temps sur le mode circulaire. Plus tard, il a été "ouvert", défini comme un flux interminable, sans origine et sans fin. Au début du XXe siècle, Bergson avait introduit un subtil distinguo entre temps et durée, le temps renvoyant à une mathématisation et une physique (réveils, pendules, etc.), tandis que la durée introduisait l’idée d’une variation infinie en fonction des états de la conscience individuelle (l’attente qui étire et allonge, le plaisir ou la joie qui raccourcit et accélère).
Dans un livre paru en 2003 (1), accessible et stimulant, le physicien et philosophe des sciences Étienne Klein s’est à son tour interrogé sur le temps en ne prétendant pas résoudre ce que d’autres avant lui ont échoué à élucider.
Étienne Klein tente seulement de nous initier aux visions récentes de la physique contemporaine tout en ne négligeant pas de présenter les conceptions qui ont prévalu jusque-là, et en rappelant que ces dernières n’ont jamais abouti à quelque chose de bien sérieux.
Il ré-interroge ainsi la classique opposition philosophique entre être et devenir, élaborée par Parménide et Héraclite. Parménide considérait que le temps était inexplicable, et «pensait le mouvement comme une succession de positions fixes» . Alors que Héraclite, prenant le parti inverse, suggérait de «confondre matière et mouvement». L’opinion trancha en faveur de Héraclite. Pour avoir du devenir, il fallait qu’il y ait du temps. C’est-à-dire du changement et des transformations.
L’ennui, d’après Étienne Klein, c’est que la physique moderne n’a pas suivi l’opinion commune. Elle s’est ralliée aux thèses de Parménide. Ce qui, toujours selon l’auteur, était assez logique car pour établir des lois de fonctionnement du réel, il faut des invariants, des positions fixes. D’où le fossé qui s’est progressivement formé entre pensée commune et pensée scientifique.
La théorie de la relativité a fini de déconcerter cette pensée commune. En couplant le temps avec l’espace, Einstein a rompu avec le schéma newtonien qui préservait l’autonomie des deux (pour Newton, le fait de pouvoir se déplacer dans l’espace dans tous les sens le distinguait radicalement du temps, qui est strictement orienté de l’avant vers l’après). Dire aujourd’hui que la séparation "espace-temps" n’a plus de sens, signifie que les deux relèvent d’une structure commune. Et force nous est alors d’admettre que le regard porté vers les choses éloignées - par exemple, les galaxies de l’univers - nous permet de "voir" le passé, de contempler ce qu’elles ont été, non ce qu’elles sont au moment de l’observation.
Là-dessus, si on ajoute la physique quantique, le temps, tel que l’opinion commune le concevait, n’existe plus. Il devient réversible, changeant, instable. Est-ce une aberration ?, se demande l’auteur. Oui, répond-il, en concluant d’une formule lapidaire : «Il faut apprendre à aimer l’irréversible.»
■ (1) Les Tactiques de Chronos, Flammarion, janvier 2003, ISBN : 208210091X
(Existe aussi en poche : Flammarion, Collection Champs, octobre 2004, ISBN : 2080801058)