Vivre à travers le filtre de la littérature par Hugo Marsan
Le vieil écrivain qui est là, assis devant vous, ce soir encore, dans cette maison grise, est incapable de s'abandonner aux seules sensations de sa peau.
J'ai pu dire, et je l'ai écrit : Je sens la douceur du soir, mais ce sont des mots, des mots suggestifs certes, mais qui n'écument que l'illusion de la douceur. Les êtres d'imagination ne voient ce qui les entoure qu'à travers le filtre de la littérature et de l'art.
Constat banal, admettrez-vous, mais constat cruel. J'ai perdu – je n'ai jamais connu – la volupté de faire corps avec l'espace. Et ai-je jamais fait corps avec un autre corps ? Je ne suis que regard. Le parc qui m'environne – comme le parc qui m'entourait là-bas – je le vois comme je l'ai appris dans les livres. Le jardin où, au crépuscule, Mme de Rénal s'abandonne aux bras de Julien Sorel, enveloppé de nuit, existe réellement pour moi, il entre en moi, je tremble aux moindres palpitations de ses arbres, je m'imbibe du parfum nocturne de ses fleurs, parce que ces arbres et ces fleurs sont le décor écrit d'une passion dont je sais déjà la mort.
Je ne me plains pas, oh non vraiment je ne me plains pas de la vie de papier qui a été la mienne, mais j'envie ceux dont le corps embrasse l'herbe et la terre, herbe et terre eux-mêmes, ceux qui se roulent dans la mer compacte et révoltée, vague parmi les vagues... Thérèse avait ce don. Je lui disais : Tu es un morceau de soleil. Elle était la médiatrice qui me reliait au reste du monde, qui me connectait au règne animal ?
Hugo Marsan
■ in Abel, Editions Mercure de France, 2007, ISBN : 9782715226586, page 171