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La ballade de Narayama, un film de Shohei Imamura (1983)

Publié le par Jean-Yves Alt

Je dois aller à Narayama, comme mes ancêtres y sont allés, voilà grosso modo le discours qui dicte à la vieille Orin sa conduite. Une notion du devoir qui peut paraître bien inhumaine puisque le voyage au sommet de Naramaya (la montagne aux chênes) n'est autre que le dernier de l'existence, la marche vers la mort à laquelle doivent se soumettre les vieilles personnes qui ont atteint l'âge fatidique de 70 ans.

Rien ne prouve que la légende sur laquelle s'appuie le film d'Imamura (lui-même librement adapté de deux nouvelles de Shichiro Fukazawa) repose sur une quelconque réalité historique. En dehors de la réussite du film sur le plan esthétique et celui de l'interprétation, le principal intérêt est d'avoir implicitement confronté deux mondes aux valeurs totalement différentes, celui qu'illustre la vie d'un village misérable d'un Japon archaïque aux mœurs tribales et celui d'aujourd'hui qui juge, assis dans la salle obscure, par référence à son propre système moral.

Imamura a donc choisi de placer la légende dans une société rurale extrêmement pauvre du milieu du XIXe siècle : excepté un fusil sans doute anachronique dans ce lieu à l'écart de tout, il s'est livré à une description très réaliste d'une organisation sociale primitive que maintient la puissance de la coutume et des lois de la nature. La nature, d'ailleurs, ou plutôt le cycle de la nature est en permanence au cœur du cycle humain. Les superbes plans sur les forêts enneigées d'avant-générique, on les retrouvera à la fin : la boucle sera bouclée. Les règles de la nature cimentent ce microcosme et le rendent cohérent : l'homme est lié à elle, communique avec elle, lui obéit jusque dans sa façon de vivre le sexe à propos duquel Imamura entretient tout au long du film un parallélisme avec le comportement sexuel des animaux, en particulier celui des serpents.

Un mot sur l'histoire que nous conte Imamura : la vieille Orin (Sumiko Sakamoto) va atteindre la fameuse barre des 70 ans et se prépare à rejoindre bientôt l'au-delà. Son fils aîné Tatsuhei (Ken Ogata), veuf avec trois enfants, se révolte contre cette loi qui veut qu'un être humain doive mourir pour permettre de nourrir une bouche nouvelle. Il préfigure une autre conception de l'homme qui s'est attaché à domestiquer la nature, à la réduire, à s'accommoder le moins possible de ses désagréments. Mais la loi est la plus forte : Orin, qui possède encore toutes ses dents, n'ira-t-elle pas jusqu'à se les casser elle-même contre de la pierre, se mutilant afin de mieux correspondre à l'image « normale » du vieillard édenté.

« On n'agit pas par sentiment », dit la vieille, ce qui signifie qu'on n'agit que par nécessité : ici, les bébés en trop sont tués s'ils sont des garçons, on peut les vendre s'ils sont des petites filles ; ici toujours, une famille convaincue d'avoir volé les voisins est enterrée vivante. Quant à la mort des vieillards, loin de s'inscrire dans une quelconque idéologie de destruction ou dans un processus de cruauté gratuite, elle obéit à la conviction que le cycle naturel de la vie humaine se termine en communion avec le dieu de Narayama. La scène finale est interminable d'émotion et d'intensité : lorsque le fils quitte sa mère, celle-ci est déjà en prise sur le monde céleste d'où tombent les flocons.

Il faut aussi souligner chez Imamura le sens du détail, la particulière utilisation du gros plan. Le personnage du « puant », frère cadet de Tatsuhei, apporte à la gravité de la légende un élément à la fois pitoyable et burlesque. Le jeune homme (Tonpei Hidari) sent très mauvais de la bouche et est rejeté par toute la communauté (seuls sa mère et son frère semblent ne pas s'apercevoir de sa puanteur). On le voit (du moins on le devine) en train de se faire un plaisir intime tandis qu'il espionne son frère faire l'amour avec sa future seconde épouse, puis on le voit s'enhardir et tenter de baiser le chien des voisins ! Finalement une vieille femme sollicitée par Orin trouvera une seconde jeunesse en acceptant de remédier au néant sexuel du « puant » : ce sera l'union des laissés pour compte…

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