Querelle, le film de R. W. Fassbinder vu par Renaud Camus
« Rentré à Paris, le premier film que je vais voir, brave petit achrien que je suis, c'est Querelle. Décidément, je ne m'en sors pas. Et on ne s'en sort pas. Et l'homosexualité ne s'en sort pas : paillettes ou cuir, nous ne sommes jamais que du théâtre, un show de cabaret, du music-hall, un numéro de Châtelet.
J'ai écrit ailleurs que je trouvais fâcheuse l'image de l'homosexualité que donnaient les livres de Genet. C'était à peine une critique, un petit regret tout au plus, et encore même pas. Si Genet avait besoin, pour construire son œuvre, son monde, de cette image-là, de cette homosexualité criminelle, il a bien fait de ne pas s'en priver. L'éclatante beauté de ses romans et de ses poèmes, il importe assez peu qu'elle jaillisse de considérations mystico-psychologiques auxquelles je ne crois pas plus qu'à leur contraire, non plus que leur auteur, peut-être. La langue transcende tout. C'est une des plus belles de la littérature française au XXe siècle.
Malheureusement, dans le film de Fassbinder, de la langue il ne reste rien. Un Allemand s'inspire d'un chef-d'œuvre des lettres françaises, et le film qui en résulte est en anglais. Nos pauvres petits dialectes coloniaux n'offrent plus suffisamment de marché, je suppose : mais ceci est un autre problème, pas trop gai non plus.
A ce manque près, essentiel, la langue, le film pèche plutôt par excès, par redondance, par pléonasme, saturation. Tous les sens et toute la symbolique du récit, ce que du moins le cinéaste en a retenu, sont impitoyablement montrés. Querelle de Brest, c'était un fantasme, sans doute, une longue rêverie masturbatoire, peut-être. Mais précisément, à l'imagination sexuelle il faut du réalisme : tout y est plus gros, plus rapproché, improbablement dense et bourré de coïncidences, c'est vrai ; et cependant il faut que le rêveur, le branleur, puisse y croire. Comme la pornographie, c'est un jeu avec la réalité, que l'érotisme, toujours puritain, évacue ou tient à distance. Fassbinder, ici, fait tout verser dans l'érotisme, dans l'esthétisme, dans une esthétique de boîte de travelos.
[…] j'aurais aimé voir un Brest de roman réaliste, c'est-à-dire évidemment mythique, mais vraisemblable, avec des marins qui aient cet air de marins que les marins n'ont plus. Au lieu de quoi tous les personnages du film semblent échappés d'une soirée un peu morne dans un bar cuir, à l'exception de mon cher Franco Nero, l'officier de marine du roman, a qui l'on a donné. Dieu sait pourquoi, la touche d'un Danilo de Transylvanie ou de Caronie dans une opérette viennoise : il ne se débarrassera pas de moi aussi facilement.
Je ne dirai rien de Jeanne Moreau, ne pouvant me coltiner avec deux monstres sacrés en même temps. Fassbinder est encore plus grand mort que vivant, et ceux qui se risquent à critiquer les films mineurs ou même ratés des grands cinéastes sont à peu près assurés d'être ridicules vingt ans après. Il paraît que Fassbinder est un grand cinéaste. Je n'aurais pas découvert cela tout seul, mais personne ne m'a demandé mon avis. De toutes façons, maintenant il est lié à l'époque, et elle non plus n'est pas près de se débarrasser de lui. »
■ Extrait de Chroniques achriennes de Renaud Camus, Editions POL, 1984, ISBN : 2867440173, pages 22-23